Stretch your wings

Elle n'a gardé qu'un écouteur pour rester attentive à ce qui l'entour. Il n'y a pas grand monde dans ce coin des CDC, mais mieux vaut toujours avoir un œil qui traîne et une oreille aux aguets pour éviter de se faire surprendre bêtement. Il ne lui est jamais rien arrivé jusqu'à présent, mais prudence est mère de sûreté.

Armée de son appareil photo - le vrai, celui avec un objectif et une sangle à passer autour du cou - Raphaëlle a enfilé sa plus belle paire de leggings de course, un masque et une casquette pour laisser passer sa queue de cheval, puis elle a sauté dans le premier métro en direction du quartier des usines abandonnées. Le Shard est un ensemble de photos prises dans tout Polaris et les bas quartiers ne font pas exception. Alors en cette morne journée où aucune obligation ne la retient chez elle, la demoiselle s'est décidée à faire une chasse aux clichés de ruines.

Traînant ses baskets dans l'enceinte des bâtiments désaffectés, elle saisit les graffitis, recherche les toiles d'araignées qui frémissent au vent, lève l'objectif au centre des spirales d'escaliers de béton et capte la lumière à travers les vitres sales et brisées. Pour faire chic, elle pourrait appeler ça un shooting urbex, mais ça n'est finalement qu'une promenade en solitaire.
Du moins jusqu'à ce qu'un bruit ne lui fasse relever la tête de la oh combien passionnante fissure qu'elle est en train de prendre en photo. Quelqu'un d'autre a décidé de visiter le coin ?

Curieuse de savoir s'il vaut mieux quitter les lieux discrètement ou aller se présenter pour demander l'autorisation de prendre des portraits, Raphaëlle sort de la vieille usine au petit trot en essayant de ne pas faire trop de bruit. Personne en vue. Mais un grincement lui fait lever le nez.
Là !
Une silhouette disparait dans un escalier qui grimpe le long d'un bâtiment annexe.
Sans trop se poser de questions, elle lui court après, l'appareil en main. Mais lorsqu'elle arrive sur la première marche, il n'y a déjà plus personne. Elle lève quand même son objectif parce que l'angle est parfait pour avoir un bel entrelacs de métal sur fond de ciel. Clic.
Son cœur fait un bond et elle vérifie immédiatement sur sa carte mémoire la photo qu'elle vient de prendre. On y voit bel et bien quelqu'un en train de bondir entre deux toitures, une silhouette noire mais assez nette qui tranche avec le gris clair des nuages.
Elle est parfaite.

Stretch your wings

Sous son masque, un sourire satisfait.
Avec quelques retouches, elle pourra donner une nouvelle ambiance à ce cliché. Peut-être même des ailes à cette silhouette qui traverse nu bout de ciel. Le cadrage donne l'impression que c'est un oiseau qui s'extirpe de l'entrelacs métallique d'une cage. En y regardant de près, on peut apercevoir quelque chose sur son visage. Une cagoule ou un masque peut-être...

Elle s'apprête à tourner les talons en étant simplement satisfaite de ce coup de chance lorsqu'une voix à travers ses écouteurs la fait sursauter. À force de s'imaginer seule, la présence d'un autre être humain lui semble étrange. Pourtant, elle se fend d'un sourire que l'on ne devine que dans ses yeux et s'incline légèrement à son tour, un peu gênée d'être prise en flagrant délit de vagabondage. L'inconnu(e ? difficile à dire pour l'instant) semble poli.e, mais son look pousse à une certaine méfiance. Le masque qui lui couvre entièrement le visage en particulier.
Raphaëlle ouvre la bouche pour répondre lorsque la lumière se fait enfin dans son esprit :

— Oh, c'est vous ! réalise-t-elle avec un soudain enthousiasme. Vous venez de sauter entre ces bâtiments, pas vrai ?

Des étoiles semblent s'allumer dans le bleu de ses yeux. Elle jette un œil à l'écran de son appareil photo pour vérifier que la photo y est toujours affichée, puis retourne l'appareil pour montrer le cliché à l'inconnu.e. En comparant l'image au modèle, on réalise mieux que c'est effectivement la même personne.

— Je ne m'attendais pas à ce qu'un oiseau pareil traverse le cadre, mais c'est une bonne surprise. Le cadrage est juste parfait ! Même en faisant exprès je n'aurais pas pu espérer une aussi bonne photo... Ah pardon, je n'ai pas répondu à votre question : j'explorais simplement l'usine pour y prendre quelques clichés en amateure.

Est-ce qu'elle ne risque pas des ennuis maintenant qu'elle a été découverte ? Peut-être que ce coin abandonné est en fait le territoire de... Quelqu'un. Ou peut-être qu'on va lui demander de tout effacer ? Ce serait un beau gâchis, mais si cela peut lui éviter d'être suivie par les membres d'un gang jusque chez elle, c'est un sacrifice qu'elle est prête à faire. Tempérant un peu son élan à cette idée, elle demande avec une certaine réserve :

— C'est une zone où je n'ai pas le droit de rester, c'est ça ? Vous allez me demander de partir ?

Stretch your wings

Ah, elle a une jolie voix. Plus douce que prévu. Raphaëlle se détend sensiblement.
Elle, avoir peur ? Non, quelle idée. Errer seule dans une usine désaffectée et se faire surprendre par une inconnue masquée qui court de toit en toit est une situation parfaitement normale dans son quotidien. Pas de quoi avoir peur. Alors elle sourit et fait "non" de la tête, juste au cas où le ton de sa réponse trahisse le petit mensonge qu'elle profère. Elle n'est pas très fière de s'être inquiétée si vite.
Au moins elles sont deux en territoire inconnu. La jeune femme rit à son tour.
Et la proposition que lui fait son modèle involontaire lui fait hausser les sourcils. C'est gentil, c'est inattendu, c'est tentant. Elle lève le nez vers le ciel pour évaluer la taille du bâtiment. Même avec de l'aide, sera-t-elle capable de se hisser tout en haut ? La jeune fille au masque parait pouvoir défier la graviter, si elle lui prête un peu de son superpouvoir, ça semble possible.

— Je crois que j'aimerais bien... se surprend-elle à dire.

Son attention revient sur l'inconnue, elle lui sourit de nouveau.

— Oui, un peu de compagnie serait très agréable. Et si vous pouvez m'emmener là-haut, ça serait incroyable ! Je n'ai jamais songé à faire ça avant.

Raphaëlle est sage, elle ne court pas sur les toits. Mais il n'y a personne pour la voir ici, alors pourquoi pas ? Comme pour sceller l'accord, elle tend la main et se présente :

— Vous n'avez qu'à m'appeler Raph. Je serai votre photographe aujourd'hui.

Un modèle aussi insolite, aussi intéressant, elle veut tout à coup la capturer en pleine action ou de dos sur fond de ville ou encore de face pour avoir les détails de son masque. Plus elle y pense et plus il lui vient d'idées. Que se passe-t-il aujourd'hui pour qu'elle soit soudainement si inspirée ? Faut-il mettre ça sur le compte de l'adrénaline d'avoir été prise en flagrant délit de photographie ?

Stretch your wings

Pru. Elle ne connait pas de prénom qui commence par ces trois lettres, sauf peut-être Prune. Mais est-ce seulement un prénom ? Quoi qu'il en soit, c'est assez mignon pour faire sourire Raphaëlle et lui faire oublier le masque un peu inquiétant. Derrière cette coquille inexpressive il y a une jeune femme qui s'appelle Pru et qui doit, elle aussi, savoir sourire. Voilà qui la rend plus humaine.
Elle lève les yeux vers le mur et vers le toit. Pour le commun des mortels, un mur est un obstacle difficile à franchir et devant lequel il faut souvent faire demi-tour, mais aujourd'hui il n'est pas question de se laisser arrêter. Alors elle prend une grande inspiration pour se donner du courage, passe son appareil en bandoulière et le cale dans son dos.

— Avec une courte-échelle je devrais y arriver. Je pense.

Quand la gamine super cool de l'école te demande de sécher avec elle, il faut le faire à fond si on ne veut pas passer pour un boulet ! Alors ce mur, elle le grimpera sans avoir à se faire tracter comme un poids mort.

— On va vite voir si je suis autant en forme que je le pense, héhé !

La brunette laisse Pru se mettre en place et d'une bonne impulsion, la voilà qui agrippe le premier rebord venu. Il faut ensuite tirer sur les bras et pousser sur les jambes et faire glisses ses semelles contre la paroi jusqu'à réussir à faire passer tout le haut du corps. Telle une baleine qui s'échoue sur le rivage, Raphaëlle se laisse tomber dans un râle une fois arrivée au sommet.
Ça y est, c'est une vraie rebelle ! Elle est montée sur le toit d'un bâtiment sans autorisation et sans échelle ou escalier ! Très vite, l'entrain reprend le dessus et la voilà déjà prête à mitrailler.

— C'est vrai qu'on a une vue complètement différente d'ici ! Si j'avais su, j'aurais fait ça depuis longtemps. Ou peut-être pas... Je suppose que je suis trop peureuse pour faire un truc pareil de moi-même, dit-elle en pouffant de rire.

Stretch your wings

Clic. Les formes des toits sur fond de ville. Clic. un morceau de ciel tout juste frôlé par des fils électriques. Clic. Une silhouette accroupie, un dos et pas de visage. Clic. Le sol, vue d'oiseau.
Raphaëlle pourrait presque avoir l'impression que l'air est plus frais et plus agréable à respirer. Il lui vient l'envie d'avoir des ailes, de monter plus haut... Quelle vue elle aurait ! Ah, déployer de grandes, grandes ailes et sentir tous ses muscles se bander dans un effort colossal pour s'arracher au sol, puis monter jusqu'aux nuages et regarder la ville sous elle. Il y aurait de belles photos à prendre.

— Se déplacer ?

Elle jette un œil autour d'elle. Tout lui semble loin et inaccessible. Il faudrait soit sauter, soit escalader, elle n'est pas certaine de pouvoir le faire. Mais elle veut essayer.

— Est-ce qu'on peut passer sur le toit d'à côté ? Le bâtiment est fermé par en bas, mais je crois qu'il y a une verrière abimée, peut-être qu'on pourrait arriver à voir au travers si on approche ?

Mais il faudrait certainement bondir. Elle cherche à se ménager un peu de temps tandis qu'un frisson lui coule dans le dos.

— Vous vous déplacez souvent de cette façon ? Je n'ai jamais vu personne faire du parkour pour de vrai, juste en vidéo sur Internet. Comment est-ce qu'on apprend ?

Stretch your wings

Elle hésite avant de se reprendre.

— Non, essayons ! Je ne veux pas me dégonfler maintenant.

Grande sportive, peut-être pas, mais Raphaëlle n'est pas non plus trop molle. En poussant fort, elle devrait pouvoir y arriver. De plus, Pru a parfaitement raison : c'est en essayant qu'on apprend ! Elle vient de grimper sur le toit d'un bâtiment sans l'accord de personne, autant se prêter au jeu tout du long.

Attentive aux conseils que lui donne sa nouvelle monitrice de parkour, la jeune femme passe son appareil en bandoulière et regarde faire l'experte avant de se lancer.
D'abord courir, avec de grandes enjambées.
Puis le bord. Et le vide.
Pousser sur les jambes et se jeter en avant.
Sentir son coeur manquer un battement et le frisson de la chute mordre ses reins.
Enfin, le choc. Les pieds qui heurtent le béton du toit, l'élan qui jette presque à terre.
Le soulagement.
La fierté.

Les deux rient un peu de cette épreuve si facile à franchir pour l'une et si monumentale pour l'autre. La photographe peut alors prendre ses clichés à travers la vitre sale et brisée de la verrière. Elle joue sur la mise au point, sur la lumière et sur l'angle. Les photos sont belles et étranges. Puis elle demande à Pru si elle peut en prendre d'autres d'elle. Pas besoin de retirer le masque si elle ne souhaite pas, mais elle veut avoir un portrait, une contre-plongée, un détail de sa veste.
Raphaëlle partage son travail et demande un avis. Les photos sont jolies, pas vrai ? Surtout ce portrait en buste, Prudence qui se retourne et se dévoile de trois-quart à l'objectif, sur un fond gris et bleu de buildings et de ciel.

Au lieu de redescendre, elles s'installent un petit moment sur le bord du toit pour parler. Rien de trop personnel, tout juste des indices lancé ici et là. Mais l'échange est sincère, tranquille et agréable. Un petit instant hors du temps pour deux inconnues dont les chemins se croisent par hasard.

Lorsqu'elles se quittent pour repartir chacune à leur vie, le soleil n'est pas encore trop bas dans le ciel. Mais il faudra un moment à Raphaëlle pour rejoindre son appartement, là où elle pourra télécharger toutes ses photos sur ton pc et commencer le tri.

Le bruit de l'imprimante fait concurrence à celui du micro-onde qui réchauffe un fond de nouilles chinoises.
Ses baguettes à la main, la brunette admire le nouveau cliché qui a rejoint la collection sur son mur : sous le film brillant du papier-photo une jeune femme masquée se tient debout au bord d'un toit, et les nuages derrière elle semblent lui faire des ailes.