ce n'est pas la première fois qu'un chaton abandonné vient faire les yeux doux à Yuzu pour réclamer à manger.

et ce n'est pas non plus la première fois que ce chaton abandonné vient, celui là précisément, ce petit chaton aux poils crème qui semble si maigre. elle flotte dans tout ses vêtements, tous, à chaque fois qu'elle vient, et elle miaule d'une voix si douce que le cœur du restaurateur fond à chaque fois.

en la voyant, il pense à ses plus jeunes frères, les derniers, quand il fallait rallonger encore plus la soupe et le bouillon, et couper en morceaux encore plus petits les légumes. mais quelque chose cloche, car si ses frères portaient les pulls des ainés, usés jusqu'à la corde par les générations peu soigneuses, ce petit chaton là est parfois habillé très richement, à la mode, même, si seulement Yuzu connaissait la mode, et ça le fait un peu tiquer, mais la fois d'après elle est de nouveau perdue dans des jogging gigantesques et les questions qu'il se pose disparaissent quelques instants, elles retournent prendre la poussière au fond de sa tête.

il n'a pas vraiment le temps d'y penser, car son esprit est trop plein d'inquiétudes. est-ce qu'elle va bien, et puis elle, aussi, comment va-t-elle ? et lui, ce régulier qui n'est pas venu depuis des mois... et puis... à la maison, est-ce qu'ils vont bien... il les a peut être abandonnés mais il continue d'y penser, un peu trop, et le moindre ersatz de famille, il s'y agrippe. il s'y accroche, car il n'y a plus que ça.

comme ce petit chaton crème qui entre,
perdu dans des vêtements trop grands,
les yeux baissés,
sans un mot.

yuzu commence sans attendre de préparer un bol de ramen, avant même qu'elle ne passe commande. concentré sur le bouillon et les morceaux de viande qui cuisent doucement, dont l'odeur envahit toute l'échoppe, mais il essaye de garder un oeil sur la nouvelle venue.

il ne sait jamais comment commencer la discussion, est-ce qu'aujourd'hui elle voudra parler, ou lui laissera le crachoir ? alors il se cache derrière son travail, pose le bol si rempli qu'il va presque se renverser devant son invitée, et offre son sourire le plus chaud. tiens, spécial du chef, avec rab' de viande ! et c'est un peu triste de se dire que c'est tout ce qu'il a à offrir, pour l'instant, ça et ses oreilles attentives, mais au moins,
il a mis tout son cœur dans ce bol bouillant, débordant de légumes et de bons sentiments.

Yuzu reçoit toutes sortes de réactions quand il sert ses clients. oh, il reçoit des remerciements, la plupart du temps. des réactions enthousiastes, de ceux qui avaient vraiment faim, ou vraiment froid. des clients agacés, de temps en temps, quand ils trouvent qu'ils ont trop attendu, alors qu'ils n'ont pas commandé à l'avance un vendredi soir à 20h. il a déjà vu des larmes dans son restaurant, qui s'est dit que c'était un bon endroit pour une rupture, un restaurant de ramen ?

il reçoit toutes sortes de réactions. mais c'est la première fois qu'il tend son bol à une cliente qu'il commence à bien connaître, et qu'elle,
s'effondre,
pleure,
et Yuzu ne voit plus que ça, comme si le temps s'était arrêté, comme s'il n'y avait personne d'autre. quelque chose dans sa poitrine fait mal. ça tire, ça chauffe, c'est inconfortable, jusqu'à ce qu'il pose une main sur l'épaule de la jeune fille en larmes. ola, heu, doucement... pourquoi est-ce qu'il ne sait pas réconforter les gens qui pleurent ? dans sa fratrie, c'était un repère de mâles mal élevés, on entendait rarement des pleurs quand les enfants n'étaient plus des bébés qui réclamaient un biberon...

alors il voit cette tristesse, elle fait mal, et son impuissance, c'est un coup de plus à encaisser. il n'a que cette main, posée doucement sur l'épaule tremblante, une main ferme qui semble dire « je suis là. je serai solide pour deux. » tu... tu veux un mouchoir ? c'est sa première réaction, mais il n'en a pas, que des serviettes de table avec le logo du restaurant... alors il déglutit, et se reprend. respire, mange un bout... ça va toujours mieux le ventre plein.

oh chaton, pauvre petit chaton,
qui ose ainsi te faire pleurer ? qui, ou quoi, t'apporte autant de tristesse, et force autant de larmes à inonder tes joues ?

derrière le comptoir, loin derrière les épaules de Yuzu, il y a la radio qui continue de chanter, et puis le téléphone posé à côté qui se met à sonner en espérant attirer l'attention, et puis, devant, par delà les épaules d'Ysé, encore plus loin, il y a les clients qui ont déposé leurs baguettes, qui jettent des coups d'œil, murmurent entre eux,
mais Yuzu ne voit rien d'autre que le bol de sa protégée attristée qui se vide, et n'entend rien d'autre que les bruits de sa mastication.

il reprend son travail, va écouter le message laissé sur sa boite vocale et note la commande à préparer, s'assure que les clients partent le ventre plein,
mais il garde un œil juste là,
sur ce petit bout de comptoir,
et cette fille.

les autres sièges se vident, alors il n'a plus d'excuses, il ne peut plus vraiment montrer qu'il est occupé, donc il se permet de la surveiller un peu moins subtilement, toujours inquiet même si elle semble plus calme. et puis, oh, comble de joie, elle demande du rab, et si l'estomac fonctionne, c'est que le reste va un peu mieux, Yuzu en est persuadé.

oui, il ne sert plus personne, à cette heure, mais comment refuser ? il offre un sourire qui se veut rassurant, reprend le bol vidé (oh quelle fierté) et s'affaire à nouveau, ressortant les légumes déjà rangés et prêts pour le lendemain. pas de problème ! le temps de réfléchir à qu'est-ce qu'il rajoutera en petit supplément secret, une sorte de cadeau au milieu du cadeau, il sort la bière du petit frigo caché derrière le comptoir, et en la posant, sa main se fige,
il a très bien entendu, et ne peut pas faire la sourde oreille cette fois.

il les a déjà entendu, ces mots, oh, combien de fois ? la nuit, penchés l'un sur l'autre dans la salle de bain, après une bêtise un peu trop grosse. en disant au revoir à tous avant de signer la lettre avec l'avocat. il ne sourit plus du tout.

l'air grave, il répond la même chose qu'il a toujours répondu,
une promesse.

je suis là.