des clients qui se perdent, viennent une seule fois et ne reviennent jamais, ce n'est pas vraiment ça qui manque. au fil des années, ils vont, et viennent, et seuls les réguliers laissent une vraie impression à Yuzu.

il aimerait pouvoir se vanter de se souvenir de chacun de ses clients, mais dans les soirées où les commandes s'enchainent, au comptoir, au téléphone, vite, à emporter dans 15 minutes, supplément œuf, plus de porc et pas de poulet, pas de soja,
tout est un peu flou.

au moins, il retient ces hommes qui viennent toujours en costume impeccable, sûrement des employés de bureau, enfin, il n'y en a plus qu'un qui vient, ces derniers jours, Monsieur Wallace, le genre de client qu'on aime avoir. Poli, il ne dérange personne, laisse de temps en temps un pourboire correct, et revient régulièrement. une des dernières fois, c'était avec un petit jeune, d'ailleurs, et M. Wallace est assez mémorable pour Yuzu pour qu'il se rappelle à peu près du visage du jeune.

ce même visage, qui entre,
seul.

tiens ?

Yuzu est si surpris que lorsque le jeune dont il a oublié le nom s'approche du comptoir, il ne peut s'empêcher d'en parler. bonsoir ! Monsieur Wallace n'est pas avec toi, cette fois ?

c'est un peu soudain, de demander ça comme ça, mais il s'en rend compte, un peu tard.

la remarque sur monsieur Wallace n'est peut être pas si mal tombée, et ça rassure un peu Yuzu, il n'est peut être pas si malotru que ça, finalement... et puis, il va même venir, apparemment, bonne nouvelle, c'est toujours un client apprécié. ça tombe bien, ça fait un moment que je ne l'ai pas vu ! et l'affaire est conclue avec un grand sourire de la part du restaurateur.

mais il a passé assez de temps à penser à un client qui n'est même pas devant lui, et le petit jeune qui vient d'arriver semble réclamer toute son attention (non) (enfin, il n'en sait rien, il suppose juste), et c'est ce que Yuzu offre sans la moindre hésitation.

sous couvert d'installer un verre et des baguettes sur le comptoir juste devant lui pour inciter le nouveau venu à s'installer, Yuzu en profite pour l'observer un peu plus, et il remarque les mains qui se frottent, les jointures des doigts un peu trop pâles... il fait froid dehors, hein ? mais rien qu'un bon bol bien chaud ne puisse soigner ! et leur esprits semblent être connectés sur ce point. malheureusement, sa dernière visite remonte un peu trop pour que le cuistot s'en souvienne...

un peu embêté, il tente avec ce que la plupart des jeunes hommes commandent, un bol de ramen au poulet, avec rab' de poulet ? il sourit plus faiblement, un peu gêné, en espérant faire mouche. il pose aussi les couverts et un verre à la place d'à côté, pour quand monsieur Wallace arrivera, et offre encore un autre sourire. tu veux quelque chose à boire, en attendant ?

le jeune homme marmonne pendant que Yuzu s'active, il voit bien que ça ne va pas tout à fait, mais allez savoir, avec les jeunes... parfois, certains s'affalent car ils ont passé toute la nuit sur... Fortenight ? ou quelque chose du genre. parfois aussi, car ils ont de vrais problèmes, il ne faut pas tout minimiser, donc le restaurateur essayer d'ouvrir l'oeil. le C'est ça ! triomphant le rassure un peu, il a peut être plus de mémoire que ce qu'il pensait.

ou pas. mais il commence pourtant la préparation d'un Ramen Poulet avec Supplément, supplément de poulet, de légumes, de tout en fait, de tout, pour essayer de combler un peu ces joues qu'il trouve trop creusées à son goût. enfin, Yuzu n'est pas sûr, il essaye de garder les yeux fixés sur le grand couteau de cuisine quand il hache les oignons verts et le poireau. il lâche un instant la lame, sort une petite bouteille en verre de limonade d'un frigo sous le comptoir, et la pose à côté du verre de son invité... mince, il ne se souvient même plus de son nom...
... mais c'est un peu tard pour demander, là, non ? alors il fait comme si de rien n'était, sourit en offrant la limonade et reprend la découpe minutieuse de la viande et des légumes.

il s'apprête à répondre à la question du jeune homme, mais marque une pause. le tac-tac-tac régulier du couteau sur la planche à découper s'interrompt aussi, le temps de la réflexion.
qu'est-ce qu'il sait vraiment sur Monsieur Wallace ? ... pas tant que ça. mais il essaye de répondre du mieux qu'il peut, car il sent que c'est une question importante :

oh, ça doit faire plus d'un an maintenant, que Monsieur Wallace vient plus ou moins régulièrement... un an et demi, peut être. c'est un collègue à lui je crois, qui l'a amené ici la première fois. Oh, c'était une vraie pipelette, ce type, ... Je ne l'ai pas vu depuis un moment, Monsieur Wallace a commencé à venir seul. C'est comme ça que j'ai commencé à le connaître, parce qu'avant... impossible d'en placer une. Pourtant, je suis plutôt doué en causette, on me dit souvent que je parle trop ! ... Je le fais un peu, là d'ailleurs... Bref, depuis, je l'ai souvent vu venir seul ou accompagné, parfois d'une belle dame blonde, mais j'avoue qu'il ne parle jamais directement de sa vie... Je ne sais pas si on peut appeler ça « bien connaître quelqu'un ». c'est un peu décousu, après tout, il y a le bouillon qui chauffe, les commandes des autres clients, les œufs qui cuisent placidement, alors c'est dur d'être concentré.

Yuzu ne sait pas grand chose. tout ce qu'il a à offrir, c'est ce bol fumant et rempli à ras bord, garni plus que de raison qu'il pose juste devant son jeune client. ça, et ce sourire chaleureux. sincère. bon appétit.

quelque chose ne va pas.

Yuzu voit que quelque chose ne va pas, voyons, c'est évident, mais impossible de mettre vraiment le doigt dessus, surtout avec les quelques indices qu'il a. c'est lié à Monsieur Wallace, d'accord, mais à part ça... ? et puis, il faut préparer les autres commandes, pour les clients qui ont réservé, qui viendront quand quelques minutes en attendant leurs plats tout prêts, alors ça devient une dure gymnastique mentale pour quelqu'un comme Yuzu qui n'a jamais été très malin.

le gosse l'admet lui même, Monsieur Wallace parle peu, et son invité d'un soir non plus, en fait, il se contente de manger, et le restaurateur ne peut que spéculer en essayant de ne pas oublier son bouillon sur le feu.

ça l'inquiète, de le voir se jeter ainsi sur le bol encore trop chaud. il ne reconnait que trop bien les stigmates de la Faim, celle qui tient toute la journée et empêche de dormir, qui tord le ventre et les tripes car on a donné la dernière part au petit frère qui s'est plaint la veille. il essaye d'en parler avec tact, mais il ne connait pas vraiment ça, le tact, on n'a pas le temps d'apprendre les bonnes manières quand on est occupé à tenir une maison entière d'enfants turbulents. tant pis, les mots sortent quand même, comme il peut, ne t'inquiètes pas, il me reste encore plein de bouillon pour la soirée, prends ton temps et je te servirai du rab, un petit sourire, il essaye de détendre l'atmosphère qu'il sent tendue, alors que l'ombre de l'absent en costard parfait plane sur cette conversation. si tu te brûles la langue, tu ne pourras plus sentir les saveurs du plat !

c'est toujours le plus beau compliment, de voir quelqu'un manger le repas que l'on a préparé pour lui avec attention. Yuzu a tout vu, dans son restaurant, ceux qui mangent de si petites bouchées que le plat est froid avant d'avoir atteint le fond du bol, ceux qui en laissent toujours un peu au fond, ceux qui commandent trois bols,
et puis il y a ce jeune qui se jette sur la nourriture comme s'il n'avait pas vu l'ombre d'une miette depuis des jours. enfin, non, pas "comme si". il le sent très bien, Yuzu, en le voyant non pas déguster, mais dévorer.

et soudain, il s'étrangle. se lève, titube, se rattrape,
et part sans un regard en arrière.

c'est toujours la pire critique.



depuis que TU es parti,
ils partent tous, Yuzu.

tu ne mérites plus la compagnie de personne.