Il était tard, trop tard pour décemment être encore en cours. Il devait être 21h, ou 21h30 et tu cherchais désespérément du regard quelque chose dans l'allée que tu foulais tous les jours.

« Quel abruti, non mais quel connard.

Et voilà que tu bougonnes, que tu gromelles dans ton japonais natal, de toutes façons personne n'est pas pour t'écouter. Au pire tu passeras pour un fou, au mieux pour un étudiant en plein mental breakdown, et t'es autant l'un que l'autre ce soir. T'as pas grand chose, Sen, mais il a quand même fallut que tu perde ta carte du resto U. A croire que t'as vraiment envie de te foutre tout seul dans la merde. Elle a dû glisser de ton sac quand tu quittais le cours d'histoire Astérienne, t'imagine. T'en sais rien mais c'est ce qui te parait le plus logique, il t'a semblé que la fermeture était un peu ouverte. Ou alors on te l'a piqué, mais qui fait ça, sérieux. Ça fait bien dix fois que t'a fait l'aller retour dans le long chemin piéton et tu finis par abandonner et t'asseoir en plein milieu, là, par terre. T'as besoin de réfléchir un peu.

Tu décide que le mieux, c'est encore de te mettre à farfouiller ton sac une énième fois, juste pour vérifier qu'elle s'est pas glissée entre deux bouquins ou dans un trou dans la couture que tu n'aurais pas vu. Sauf que tu sais bien que c'est pas le cas, en fait, vu que t'as déjà vérifié ... Quelque chose comme quinze fois. Et ton portable qui décide qu'utiliser la lampe torche pendant dix minutes c'est suffisant pour s'éteindre. Merveilleux, vraiment.

« Mais c'est pas possible d'avoir autant la poisse, hein.

Disons qu'on est le 20, et que ton compte est à sec depuis quelque chose comme le 12. Du coup, c'est mort, sans cette carte tu peux faire une croix sur le repas du soir. Pour le midi, tu pourras sans doute négocier avec la nana de la cafet, elle te voit tous les jours, mais pour le resto U... C'est jamais les mêmes personnes et les ordres semblent super clairs. Une fois tu l'avais oubliée chez toi et pas moyen de négocier. Super. En plus de ça ton estomac crie famine.

Alors que la jeune fille s'approche et t'adresse la parole, tu sursautes : tu ne l'avais vraiment pas vue arriver. Et quand elle arrive à ta hauteur, dis ton prénom, et tout ça, tu restes quelques instants sans comprendre. Le truc, c'est que t'as pas une très bonne mémoire des prénoms, et en plus il fait assez sombres, et t'as l'estomac dans les talons, bref t'as aucune idée de qui est cette fille. Est-ce que tu lui as déjà parlé ? T'en sais trop rien, si ça s'trouve c'est ta dernière interaction sociale à la fac et tu t'en rappelles même pas. Quel connard sérieux.

« Euh. Visiblement tu me connais mais moi je vois pas du tout d'où on se connait. On est dans la même promo ?

Surtout que t'es pas un gars qui va aux soirées ou ce genre de trucs on va dire - t'as clairement pas les thunes pour, ni même l'envie, vu que tu connais pas grand monde - alors t'as beau creuser, tu vois pas où tu aurais pu la croiser, en dehors de la fac. Après, c'est peut-être une fille à qui tu t'es excusé de l'avoir bousculée à la cafet ou un truc du genre. Mais comment tu veux te rappeler de ça en fait ? En tout cas, ton estomac crie à nouveau famine et tu restes comme un con par terre avant de rougir un peu.

« Ha, désolé... J'ai perdu ma carte du Resto U, et je pense qu'elle doit pas être trop loin.

En vrai non, t'en avais aucune idée.

« Nao, en droit, ok.

Essaye de te souvenir cette fois, sombre abruti. Tu penses, presque tout haut. En tout cas cette fille semble lire dans tes pensées, ou du moins dans tes gargouillis peu flatteurs, parce qu'elle te propose de te payer à manger et tu la regarde avec un air ahuri pendant quelques secondes, comme si un ange venait de s'incarner juste à côté de toi et qu'il te proposait de t'inviter à diner. Non mais sérieux, qui faisait ça à la fac ? Personne n'avait jamais été aussi sympa. Même Fray ! Et pourtant il avait eut une sacré patience avec toi.

« C'est vraiment ... Super sympa ?

Tu marques un silence un peu trop long avant de détourner les yeux et de revirer à l'écarlate presque aussitôt. Pourquoi elle est aussi sympa, d'abord ? Tu fais à ce point pitié ?

« Désolé, j'dois avoir l'air con, j'ai passé une journée trop bizarre.

Et puis ça, pour couronner le tout. Tu te relèves finalement, le détaille encore un instant. Sans surprise elle est plus grande que toi, et sans surprise t'as l'air d'un collégien à côté. Cool.

« Va pour le repas, mais seulement si tu accepte que je te rembourse à l'occasion...

À sa place, tu l'aurais fait ? Sans doute pas. T'aurais baissé les yeux et vite passé ton chemin. Personne est aussi sympa, non ?

« Tu penses que si je vais demander à refaire ma carte demain, ils mettront combien de temps ?

Ok google, combien de temps un humain peut-être survivre sans manger ?

À ses côtés, Sen, tu restes silencieux. Tu écoutes avec attention, poliment. T'as pas l'air con ? Mouais, toi tu trouve que si. Elle te traine jusqu'au RU et tu restes silencieux, encore et toujours. Tu écoutes, tu trouves qu'elle a une jolie voix, et que ce qu'elle est dit est facilement compréhensible. T'as encore parfois un peu de mal, on va pas mentir. L'anglais c'est une épreuve. Beaucoup à Polaris parlent Coréen et ça te semble un peu plus accessible.

Lorsqu'elle te propose son numéro, tu hoches la tête. Volontiers, une connaissance de plus ici, ça te fera pas de mal. Et puis tu as l'impression que tu pourrais lui envoyer n'importe quel message, elle répondrait vite et avec de bons conseils. Alors ça pourrait être bien, oui, d'avoir une amie ici.

« Oh euh. Je peux pas accepter ça...

Elle est dingue elle. Pourquoi est-ce qu'elle veut te donner sa carte ? En plus les gens qui vérifient à l'entrée verront bien que tu n'as pas ta carte, que c'est pas toi sur la photo. Merci bien. Tu trouveras une autre solution. Honnêtement, niveau bouffe ici tu prends toujours la même chose. Du poulet, de la purée, et un bol de fruits rouges. C'est tellement plus qualitatif que ce que tu pourrais manger en temps normal, mais c'est aussi que tu fais un effort.

« Ouais. L'un de mes profs a genre disparu il y a des mois, et la fac essaye de vaguement le remplacer mais c'est n'importe quoi... Là il nous a fait les dernières révisions avant les partiels et ... Pffff. Le mec sait rien quoi.

Tu n'hésite pas beaucoup quand finalement tu sors de ton sac une feuille sur laquelle tu gribouilles maladroitement tes heures de cours, du matin au soir, juste parce qu'elle a demandé, sans faire le lien avec le fait qu'elle veut peut-être t'arranger. Elle est gentille, tu veux bien la revoir, ça ne t'embête pas.

« Tiens. Je suis en lettres classiques.

Tu hésites un instant avant de sourire et de hocher doucement la tête en la détaillant.

« Et toi, tu es en droit. C'est ça ?

Tu étais si fort en panique tout à l'heure, tu n'es plus si sûr d'avoir bien retenu. Lorsqu'elle te parle du prof, tu finis par soupirer faiblement. T'es embêté de parler de ça, tu sais pas trop ce qui s'est passé.

« Disparu, genre la fac a plus de nouvelles mais ils ont trainés à le remplacer parce qu'ils devaient supposer qu'il reviendrait, je pense... C'était vraiment un bon prof. 'Fin beaucoup l'aimaient pas trop mais moi je l'adorais. Du coup ça m'emmerder.

Tu as l'air réellement touché, attristé par la situation. Tu espère que rien de grave ne lui soit arrivé, évidemment.

« Le remplaçant on peut juste pas lui causer. Genre il se tire direct après les cours et impossible de choper son bureau ou quoi. Pfff. Et je t'avoue que j'ai plus vraiment de potes dans ma promo.

Tu marques un silence, pense à Madison, le cœur lourd. Véritablement si lourd qu'il pourrait crever le sol sous ta chaise, mais tu continues à grignoter, mine de rien t'as trop faim pour faire l'impasse.

« En vrai j'avais un tuteur avant, du coup ça passait plutôt crème, mais il s'est barré aussi du coup c'est chaud. J'vais faire des fiches, t'as raison, mais je peux pas t'emmerder avec ça... J'veux dire, t'es en droit, c'est chaud déjà.

Toi t'y connais rien à tout ça, tu réfléchis longuement, tu te dis que M'sieur Valentine il en aurait sûrement rien à foutre de te voir débarquer chez lui, il ouvrirait pas. Oh, il te connait, vous avez parlé plusieurs fois - plus qu'avec les autres profs à la fac, et encore c'est même pas un prof de lettres donc ça montre bien à quel point tu t'intègres pas - mais bon, il a déjà parlé avec tellement d'étudiants. Jusqu'à la fin du semestre dernier, c'était un prof ultra populaire. Et puis il était juste jamais revenu. Il vous avait ghosté. Ça devait une habitude finalement. Le prof, le streameur, et puis même le tuteur. Et tu n'essayais même pas de penser à Maddie, parce que tu allais en avoir la nausée sinon.

« Je sais crocheter une serrure.

Silence. Tu relèves les yeux vers elle, avec ce regard du je dis juste ça comme ça, ça aura les conséquences que tu veux. Tu penses à cette fois où Fray t'avait appris parce que tu lui avais raconté comment tu avais oublié tes clefs un nombre incalculable de fois, et comment ta porte se claquait derrière toi, à ton plus grand damn.

« J'dis pas qu'on devrait aller dans le bâtiment de lettres pour voir si au bureau de l'administration ils ont des infos, mais...

Coup d'oeil vers ton téléphone.

« Il est 21h37 et y aura vraiment personne dans les locaux alors bon...

Elle a l'air motivée. Tu savais pas trop à quoi tu t'attendais, mais certainement pas à autant de motivation. Peut-être à un peu de jugement, voire même à ce qu'elle te dise de calmer un peu ta joie, que c'était stupide et que vous alliez vous faire prendre. Mais non. C'est tout le contraire. Décidemment, en plus d'être sacrément jolie, Nao elle est aussi sacrément cool. Y a pas à dire. Peut-être même que t'as rougi un peu en la regardant te dire qu'après avoir fini, vous alliez commettre des crimes ensemble. Bon, tu te monte sans doute un peu la tête mais l'idée y est.

« Ok ! On fait ça !

Et bizarrement, tout à coup t'as beaucoup plus d'appétit. Bon, la finalité en soi t'attire bien, tu veux savoir ce qui est advenu de ton prof favori, bien sûr, mais c'est pas juste ça. Peut-être que passer un peu plus de temps avec Nao est une perspective tout aussi motivante. Bon. T'as retrouvé l'appétit et l'envie de vivre par le même moyen, et c'est une véritable bonne nouvelle. Cette fille est peut-être un peu bizarre à t'aborder et insister comme ça, mais en attendant maintenant que vous parlez d'un objectif commun, étrangement tout te semble beaucoup mieux.

« J'ai fini !

Tu salues les gens du Restau U d'un petit signe de tête poli alors que tu la suis comme un bon petit chien sage. Tu n'as pas envie de t'éloigner, imaginez que d'un coup elle ne te trouve plus cool ou un truc du genre ? Est-ce qu'elle te trouve cool, même ? T'en sais trop rien.

« Valentine, il s'appelle Valentine.

Une idée de nom. Une idée de nom. Aie l'air un peu cool Sen, genre fait un effort quoi. Tu te creuses très très fort la tête avant de reposer ton regard sur elle, un air dépité au visage. Clairement t'as rien trouvé, t'es juste content de passer du temps avec elle et de prévoir votre petite escapade.

« J'ai pas d'idée de nom ... L'opération ... Saoline ? Genre Sen, Nao et Valentine ? C'est con de signer notre méfait avec notre nom après... Bon après théoriquement on dira ça à personne donc ça va j'imagine.

Tu rougis, violemment, parce que t'es un peu fier et t'espère qu'elle te trouvera pas juste ridicule tout à coup.

La fille vient de te faire un câlin. Sen, réagis ! Tu restes planté là, de longs instants, à peiner à remettre la machine en route. Nao est vraiment jolie, pas vrai ? Elle est gentille, elle est patiente, elle est drôle, et puis elle sent bon. Ha. Merde. Ça a des airs de déjà vu, tout ça. Tu avales difficilement ta salive alors qu'elle se détourne vers la porte, t'as des papillons dans le ventre. Bon sang, pourquoi ça t'arrive comme ça, d'un coup ? C'est ultra gênant maintenant, tu dois être écarlate.

Bizarrement, tu dis plus un mot quand tu t'accroupis pour venir crocheter la serrure, comptant sur elle pour te faire un peu d'ombre, pour cacher la vue. Fray t'a appris à le faire les yeux fermés, parce qu'il faut être con pour utiliser de la lumière et ainsi se faire instantanément chopper quand tu crochètes une serrure. Alors tu le fais les yeux fermés, quel bon élève tu es. Lorsque finalement la porte s'entrouvre dans un clic et un grincement caractéristique, tu relèves les yeux vers elle et rougit de plus belle. La lumière la rend encore plus jolie que tout à l'heure.

« Je. Euhm. C'est ouvert maintenant.

Garde ta contenance, gogole. Au moins tu sais où se trouve l'administration, pour y avoir passé vraiment beaucoup de temps. Tu reprends sa main comme si c'était l'oiseau le plus fragile sur terre et tu te décides à grimper les étages rapidement.

Elle t'encourage, te félicite, tu rougis de plus belle. Lorsque la porte se referme derrière vous, tu observe le loquet puis décide de le verrouiller derrière vous. C'est facile à ouvrir depuis l'intérieur, et ça attirera bien moins l'attention si ça a l'air fermé. Tu te tends en la sentant se coller, se blottir presque, et quand tu passes ton bras autour d'elle tu te sens stupide. Elle fait ça juste pour chuchoter et que personne ne vous entende. C'est ... Ouais. Tu sais pas à quoi tu as cru pendant un instant. Imbécile. Tu soupire faiblement, fait quelques pas et t'apprête à parler quand le détecteur de mouvement vous capte et que la lumière du hall s'allume. Tu te pétrifie sur place puis l'attrape par le bras et l'entraîne dans un couloir à l'abri des baies vitrées qui donnent sur l'extérieur. Quel idiot, t'as pas du tout pensé à ça. Bien sûr, y a pas vraiment de sécurité dans les bâtiments de la fac, ils ont sûrement pas d'argent à mettre là dedans, mais tu n'avais pas pensé aux éclairages automatiques.

« On devrait faire attention. Les éclairages vont s'activer, donc on va devoir faire assez vite.

Silence.

« Je pense pas que ça attire beaucoup l'attention, en soi c'est souvent éclairé pour aucune raison. Doit y avoir des souris ou un truc du genre.

Tu te tend lorsque tu repenses au fait qu'elle a parlé de fantômes. Est-ce que les fantômes activeraient le détecteur de mouvement ? L'idée te glace le sang en tout cas.

« J-j'espère pas. Au pire, je te protégerai, ok ?

Tu commences à grimper dans les étages en lui désignant l'un des escaliers. Il te semble que l'administration d'histoire est par là, encore que tu n'y as jamais vraiment foutu les pieds. Tu supposes aussi que la porte du bureau sera fermée à clef.