Elle l'a déjà pris en photo. Le cimetière. De jour, en plein soleil, au crépuscule sous la pluie, même de nuit alors que la neige était tombée et recouvrait tout de blanc. Mais on lui a dit qu'à cette époque de l'année, c'est au lever du jour qu'il faut se promener entre les tombes.
Sortir du lit tandis qu'il fait encore noir dehors fait remonter des souvenirs d'enfance un peu moroses : ces matins où il faut se traîner jusqu'à la table du petit-déjeuner avant d'aller à l'école tout en sachant qu'il va faire nuit lorsqu'on mettra le pied dehors. Mais elle se motive, fourre deux ou trois chocolats dans sa poche de doudoune pour se donner un peu de courage pendant sa session photo et enfile une paire de chaussettes supplémentaires.

Nuit quand elle sort de chez elle. Nuit encore en sortant du métro. Mais le ciel pâlit lorsqu'elle franchit le portail du cimetière. C'était une bonne idée de faire le déplacement : l'air frais est chargé d'humidité et une brume basse, mais épaisse, serpente entre les tombes. Pas un nuage dans le ciel où les étoiles ne tarderont pas à aller se coucher à leur tour.
Raphaëlle avance en silence, comme pour ne réveiller personne. Elle s'accroupit près d'une stèle, ajuste son angle, cherche le meilleur contraste. Son intérêt se porte sur les plus vielles tombes.

Et puis, la prunelle rivée sur la minuscule fenêtre de son objectif, elle peut jouer à se faire un peu peur lorsque la brume se soulève et lui fait imaginer que quelque chose la suit et tente d'échapper à son regard. Un spectre timide et intimidant qu'elle ne percevrait que brièvement entre deux battements de cils. L'idée l'amuse, la fait sourire et frissonner tout à la fois alors qu'elle s'apprête à appuyer sur le déclencheur.

Clic.
Elle sursaute en ravalant un cri, perd l’équilibre, se rattrape in extremis à la tombe pour ne pas basculer sur les fesses, droit dans la terre détrempée.

— Nom de… !

Son coeur bat a cent à l’heure, si vite, si fort qu’elle doit poser une main dessus pour être sûre qu’il ne s’échappe pas de sa poitrine. Le rush d’adrénaline la fait frémir et il lui faut une grande inspiration pour retrouver son souffle. Ça pour une surprise.

— Oh chaton, encore deux comme celle-là et c’est terminé pour moi, souffle-t-elle.

Un chat noir dans un cimetière, c’est un peu cliché mais plutôt charmant. Elle n’en veut pas un seul instant à l’élégante créature qui a ruiné sa prise. Peut-être qu’à la place elle aura capturé le mystère de ces grands yeux dorés ?
Raphaëlle présente une main au chat pour qu’il la voit venir, et tente une caresse. C’est qu’il a l’air si doux, avec sa fourrure de nuit, difficile de résister ! En plus, il lui doit bien ça pour la frayeur.

— Je ne m’attendais pas vraiment à de la compagnie, mais une frimousse comme la tienne est toujours la bienvenue. J'espère quand même que tu as une bonne excuse pour m'avoir fait peur.

Elle sait qu’elle parle à un chat qui ne comprend rien, mais elle ne peut pas s’en empêcher. Ces animaux ont l’air si intelligents. Dommage qu’elle n’ai que des chocolats sur elle et non une boîte de thon.

— Dis-moi, jolie chose, puisque tu sembles décidée à être la star de mon shooting, tu ne connaîtrais pas quelques recoins secrets du cimetière, par hasard ?

Oh. Ooh non. Elle va craquer.
Il faut qu'elle se dépêche de profiter de ces quelques instants avant le lever complet du jour mais... Mais un petit chat noir vient de se frotter contre sa main. Elle se sent fondre de l'intérieur. Impossible de refuser ce que lui demande le félin.
Reposant son appareil contre elle, Raphaëlle gratouille à deux mains sous le menton, derrière les oreilles et tout le long du dos. Tout ce qu'il voudra, elle le lui donnera, elle n'a jamais su résister à des ronronnements. Quel genre de monstre le pourrait ?

— C'est vraiment absurde d'être aussi mignon.

Dans ces moments-là, elle regrette de ne pas avoir de chat chez elle. Ou bien que l'un de ses voisins en ait un qui lui rende visite via l'escalier de secours. Elle se verrait bien lire au lit, une petite boule de poils ronronnant sur son ventre et sa tasse de thé sur le bord de la fenêtre.

— Tu réalises que je suis en train de perdre une occasion de faire des photos incroyables juste pour tes beaux yeux ?

Vaine tentative de faire culpabiliser le chat. Ou de justifier qu'elle reste là, accroupie devant une tombe, à faire des caresses à un animal sans doute errant au lieu d'accomplir ce pour quoi elle s'est levée si tôt. Elle soupire.

— Si je pouvais te ramener chez moi et te noyer sous les câlins, crois bien que je le ferais, regrette-t-elle en appuyant sa tête contre son bras toujours levé pour satisfaire le moindre caprice du félin. Mais j'imagine que rien ne vaut la vie libre au grand air. Un humain, c'est tout juste bon à donner quelques caresses, le reste du temps c'est surtout encombrant, pas vrai ?

. . .

— Je suppose qu'il est l'heure du petit déjeuner.

Il est encore tôt, aucunes chances pour que l'épicerie qu'elle a vu avant d'arriver ne soit déjà ouverte. Reste donc la solution de fouiller dans son petit sac à dos. Pour une fois que son désamour du rangement peut lui servir, elle espère que ce soit pour dénicher autre chose que des mouchoirs sales.

— Je te dirais bien de m'attendre ici pour aller te chercher quelque chose, mais il y a peu de chances que tu comprennes. Et je ne suis pas sûre que tu apprécies d'être pris dans les bras d'une inconnue après seulement quelques gratouilles sous le menton. On va donc espérer que mon sac à surprises contienne une fois de plus un objet improbable dont j'ai justement besoin.

Raphaëlle parle à voix haute au milieu d'un cimetière et le vit très bien.
Après avoir posé son sac à terre et ouvert en grand la poche principale, elle se met à fouiller en essayant de deviner au toucher ce qu'il contient. Du papier, un parapluie replié, son portefeuille et un sac en plastique. Ah ! Ne serait-ce pas le reste de son déjeuner de la veille qu'elle devine du bout des doigts ?

Triomphante, la brunette dégaine un petit suisse intact et encore frais. Une tranche de jambon aurait eu plus de succès, mais on ne fait pas la fine bouche lorsque l'on compte sur la chance pour choisir son prochain repas !

— Que celui qui a dit que les chats noirs portent malheur mange son chapeau et s'étouffe avec, marmonne la jeune femme en retirant l'opercule avant de poser le pot sur le sommet de la tombe, près du chat. Le repas de sa Miajesté est avancé.

Choisissant d'accompagner le félin, Raphaëlle plonge une main dans la poche de son manteau pour en tirer l'un des chocolats qu'elle y avait fourrés avant de partir. Comme ça, tout le monde est content.
Du coin de l'œil, elle observe l'animal, la tête légèrement penchée sur le côté. Sa silhouette noire se découpe parfaitement sur le ciel bleu pâle de cette aube qui tarde à vraiment se lever. Alors elle reprend son appareil, et sans regarder dedans, elle appuie sur le déclencheur. Ce sera pour sa collection à elle, celle qu'elle ne montre pas sur Internet.

Il la regarde. Elle le regarde. Il regarde le chocolat. Elle fronce les sourcils.

— Tu es au courant que les chats ne mangent pas de chocolat, pas vrai ?

Peut-être l'est-il, mais que serait un chat sans caprices insensés ? Raphaëlle fait bouger le chocolat de droite à gauche pour s'assurer que ce soit bien ce que le félin fixe avec tant d'intérêt. Ça, c'est un drôle d'animal...

— Je ne sais pas si c'est parce que tu as vraiment très faim ou si c'est juste pour le plaisir de me voir céder à la moindre de tes demandes. Oh et puis zut.

Parler à voix haute à un chat était une chose, tenter d'argumenter avec un chat en était une autre et la jeune femme n'était pas encore assez fatiguée ou cinglée pour tenter l'expérience. Il voulait du chocolat ? Eh bien qu'il le prenne donc. La voilà qui défait l'emballage brillant pour poser la sucrerie près du sombre et capricieux félin.
Mais cette fois, elle va réclamer son paiement : alors qu'elle se penche pour déposer l'offrande, elle continue son mouvement et pique un rapide baiser au sommet de la tête du chat. L'instant d'après elle est revenue à sa position initiale.

— Tu me dois bien ça, joli museau, je viens de sacrifier ma dernière victuaille pour tes beaux yeux.

Ça lui rappelle quelques souvenirs d'enfance. C'était un autre chat et il était si grand à ses yeux d'enfant qu'il lui faisait alors penser à un tigre. Et elle ne se laissait jamais d'enfouir son visage et ses mains dans sa fourrure. Pourquoi ne s'est-elle pas encore résolue à prendre un chaton, puisque cela lui manque autant ?
Aucune idée. Mais maintenant qu'elle y pense, ça la rend un peu... Triste.

— Est-ce que tu vas me demander mon écharpe et mes mitaines, à présent ?

Ah !
Pour un petit moteur aussi content, elle serait bien d'accord de céder d'autres chocolats ! Et de voir ce chat aussi satisfait lui donne le sourire. Il en faut peu pour rendre une journée un peu plus belle, apparemment.
Dans le silence du cimetière, le croassement d'un corbeau dissimulé quelque part dans les ombres jetées par l'aube sonne comme une alarme. Décidément, entre chat noir et oiseau de mauvaise augure, Raphaëlle s'attend presque à voir apparaître à ses pieds une lettre l'informant qu'elle est admise à Pouddlard !

Son petit visiteur lui cède une dernière caresse à laquelle elle a tout juste le temps de répondre avant qu'il ne se dérobe et file entre les tombes d'une démarche élégante. Aussi furtif qu'il est arrivé. La jeune femme reste un moment debout à fixer l'endroit où elle l'a perdu de vue, plongée dans ses pensées. C'est un frisson qui la tire de cette transe et elle se décide à ramasser ses affaires, tenter une ou deux photos du ciel qui s'illumine puis part en quête d'une terrasse de café où prendre un chocolat chaud.
Elle n'ose pas regarder si elle est parvenue à prendre le Chat en photo tant qu'elle n'est pas rentrée chez elle.