Son frère lui dit : Tu n’as pas ramené de bière à tout hasard ?

Elle secoua la tête. Elle doutait que l’équipe médicale apprécie de le retrouver avec une gueule de bois au lendemain.

Au dehors, il faisait noir : Un ciel sans étoile et sans lune qu’elle ne voyait pas d’ici, seulement la lumière des habitations et des phares de voitures à travers la ville. La pollution cachait les astres certes, mais ça n’empêchait pas l’homme de fabriquer ses lucioles.

Gentiana s’était précipitée à l'hôpital dès la fin de son travail, quoiqu’il ne se terminait jamais vraiment. Ça ne l’avait pas dissuadé de partir plus tôt, certes à contrecœur, mais en dépit de ses tares et de ses illusions elle se rendait bien compte que la santé de son frère primait sur les affaires de l’entreprise.

Leah Giesler avait tout de suite cherché à la rassurer lorsqu’elle avait débarqué avec l’air défait, un sachet en plastique à la main. Ce n’est pas grand chose, tu sais. Juste un peu de fatigue. Elle répondit que c’était la troisième fois en un mois.

Ils pourraient bien ironiser sur les repas de l’hôpital qui devaient vraiment lui plaire, ou les charmantes infirmières à son chevet mais Gentiana n’avait plus envie de rire.

Papa et Maman ? Ils étaient passés plus tôt dans la journée. Elle les avait raté de quelques heures. Dommage, mentit-elle. Ni lui ni elle n’étaient très convaincus. Et qu’est-ce qu’elle lui avait apporté de bon, alors ? Toujours debout, elle s’appuya d’un pied à l’autre nerveusement. Des clémentines, des bonbons, de l’eau, de la lecture. Il déplora l’absence de soda, à défaut de bière.

Elle rougit, et détourna aussitôt les yeux.

Ah, il comprenait. Elle avait fait les courses au matin pour le visiter du soir, mais avait englouti ladite boisson durant la journée, hein ?

Pour sa défense, elle était particulièrement inquiète à son sujet.

***

Gentiana ne savait pas remonter le temps, mais elle savait au moins descendre les escaliers. Au rez-de-chaussée de l'hôpital se trouvait un distributeur automatique qui pourrait bien offrir à son frère le sucre tant espéré : elle l’avait repéré avant de monter à sa chambre.

Les hôpitaux au soir, avec leur profond silence, leur lumière bleue vacillante, leurs portes qu’on entendait claquer au lointain, lui semblaient relever d’une autre réalité. Ça ne la découragea pas de braver les longs couloirs et les cages d’escalier pour atteindre la promise machine. C’était la moindre des choses à faire pour son frère.

Le distributeur acceptait les cartes bancaires : c’était encore mieux. Arrêtant son choix sur un soda aux fruits rouges, elle tapa le bon numéro, passa sa carte et vit la canette lentement se détacher de sa fratrie… Pour rester bloquée à la diagonale entre son socle et la vitre.

Un ange passa, quoiqu’ils n’étaient plus les bienvenus à Polaris. Alors un ange se faufila pendant que Gentiana restait bien droite devant la machine, l’air profondément usé. Elle toucha la vitre d’une main, cette même qui lui renvoyait sa propre figure pitoyable, avant de vivement sursauter quand une voix résonna derrière elle.

Un chat miaulait. Il disait :
Encore.

Elle lança un bref coup d’œil à son propre reflet ((sa tache)) et ça lui donna tout le courage nécessaire pour se glisser dans son bain d’argile et rebâtir sa façade.

— Je vous demande pardon ? s’enquit-elle avec un sourire aimable.

À quoi ce monsieur pouvait-il bien faire référence ? Le plus probable, et même cela lui apparut tiré par les cheveux, relevait du nombre de ses visites à la hôpital pour toujours cette même personne. Mais si d'aventure cet homme était un visiteur fréquent des lieux, elle doutait qu'il s…

Quoique son visage avait tendance à rester en mémoire.

— Nous sommes-nous déjà…

Elle remarqua ses yeux.

— … rencontrés ?

Des lentilles peut-être ? Leah lui avait déjà montré une vidéo si réaliste de maquillage d’halloween qu’elle en avait serré les dents. Des yeux dorés restaient dans le domaine du possible, même si elle devait être particulièrement fatiguée ce soir, parce que ceux là lui semblaient briller, non pas d'une lueur d'intelligence, mais d'une lueur très littérale.

À vrai dire, elle était bien plus perturbée par le costume élégant qu’il revêtait.

Gentiana eut la présence d’esprit de docilement se décaler lorsqu’il évoqua une possible solution à son problème : si c’était ce qu’elle imaginait, l’idée l'avait elle-même traversé. Non pas qu'elle l'avouerait : ce n'était pas exactement la plus digne des conduites.

Exactement le genre qu’elle se permettrait pour la bonne cause qu’était son frère… Et pour peu qu’il n’y ait personne aux alentours pour en être témoin.

Il y eut un coup, le triste gémissement d’une machine qui ne passait pas sa meilleure soirée, et la canette tomba. Les mains croisées devant elle comme toujours lorsque Gentiana attendait poliment quelque chose, elle les délia pour se saisir délicatement de la boisson que l'inconnu lui tendit.

Santé.

Elle hocha la tête en direction du distributeur.

— Si vous souhaitez trinquer, il vous faut également une boisson.

C’était dans l’ordre des choses. Elle ressortit sa carte bancaire de la poche de son cardigan.

— Qui, je l'espère, ne se coincera pas une seconde fois... Auquel cas nous trouverons une solution pacifique pour ménager votre costume.

Ah.

C’était le mot, oui, ou plutôt l’onomatopée.

Gentiana resta interdite un instant, craignant que son prochain mouvement ne déclenche une nouvelle avalanche… Mais la catastrophe apparaissait toucher à sa fin, et leur dignité, ne pas pouvoir tomber plus bas.

— ... Santé ? Elle expira, d'un côté amusée, de l'autre usée.

Elle s’accroupit pour vérifier le degré d’encombrement du sas. Beaucoup. Beaucoup était le degré, une température qu’elle n’appréciait pas particulièrement. La situation était absurde. Il lui fallut se mordre la lèvre pour ne pas rire de leur commune infortune.

Au moins le karma avait-il frappé avec la vitesse de la foudre cette machine qui l’avait tourné en ridicule. Sans se redresser, elle adressa un regard qui se voulait rassurant à… Lui. Son nom lui échappait encore.

— Ne vous inquiétez pas, ça… Arrive.

En fait non, pas du tout, mais elle ne savait pas quoi dire d'autre pour le déculpabiliser.

— Et c’est une… Une forme de solution pacifique. Votre beau costume est... ménagé.

Elle hocha la tête pour se convaincre de la justesse de ses propos.

— Tenez, voici pour vous.

Elle lui tendit au hasard l’une des nombreuses canettes : de toute façon elles avaient toutes le même prix, et si l’on posait la question à Gentiana, le même goût.

— Du reste, je vous propose de... Laisser ça là, sous peine de commettre un vol. J'expliquerais la situation à un membre du personnel de l'hôpital en partant et réglerait la somme nécessaire.

Car Gentiana était ce genre de personne, à signaler les erreurs sur les tickets de caisse même en sa défaveur et à traverser la route en restant parfaitement sur les marques des passages piétons.

Un chaos vite rentré dans l’ordre : Gentiana était satisfaite.

Et au moins aurait-elle un sujet divertissant sur lequel converser avec Leah. De quoi lui changer les idées, même si elle songerait en boucle à son état, sa cause et ses solutions. Elle pouvait difficilement l’admonester de trop travailler ou de ne pas suffisamment prendre soin de lui en vertu de ses propres habitudes… Mais c’était une hypocrisie admissible pour peu qu’elle concernait le bien-être de son frère.

Elle ne saurait pas quoi lui raconter d’autre que les faits, au demeurant ignorante des réponses aux questions qu’il lui poserait inévitablement. La plus importante, semblait-il, continuerait de lui échapper. D’accord, mais cet inconnu, c’était qui ? Il avait un petit nom ? Et puis Leah demanderait bien sûr : tu dirais qu’il était plutôt beau garçon ? Sur une échelle de 1 à 10, Genti.

Elle l’observa comme il l’observait, avec un sourire plus grand tout de même, plus facile : ses lèvres en avaient l’habitude, de ce réflexe tout naturellement acquis à force de pratique devant le miroir.

Ses phalanges la picotèrent aussitôt. Elle les effleura tour à tour pendant qu’elle cherchait ses mots.

Elle le connaissait.
Elle ne l’avait jamais vu de sa vie.
Un souvenir sur le bout de la langue d’une mémoire sans bouche.
Pourtant, elle criait.

— Nous sommes-nous déjà rencontrés ?

Ça valait la peine de redemander. Le caprice du distributeur avait soufflé d’un revers de canette sa question première sur le sujet. L’idée lui paraissait absurde : comment oublier ces yeux, avec leurs pupilles —

Avec leurs pupilles… ?
Qu’est-ce qu’il lui arrivait à lui ?
Qu’est-ce qu’il lui arrivait à elle ?

— Vos yeux…

On ne l’avait jamais instruite sur l’attitude idéale à adopter face à un événement surnaturel. La juste procédure. Elle se permit une réflexion de quelques maigres secondes, à le fixer avec de la surprise et un peu de remise en question — elle voyait bien ce qu’elle voyait, oui, mais peut-être que le problème venait de cette même perception.

De la délibération, et puis enfin, une conclusion. Elle choisit prudemment ses mots.

— … Devrais-je appeler une infirmière ? Vos pupilles sont fendues.

Gentiana jugea bon de rajouter; au cas où :

— Elles ne font pas ça d’habitude.

Au demeurant, elle n'avait pas peur. Elle craignait surtout que cela soit douloureux pour lui.

Gentiana en vint à souhaiter très fort que le distributeur régurgite une nouvelle fois des canettes de son estomac d’acier, qu’il la tire de ce mauvais pas et de cet horrible silence avec une cacophonie sans égale. Mais rien. Le calme qui régnait désormais lui parut moqueur.

Elle s’intima de ne pas rougir, ce qui eut pour effet de lui mettre le rose aux joues presque immédiatement, et songea à simplement s’enfuir en courant (Certainement pas, lui répondit son bon sens) avant de capituler d’un médiocre :

— Pardonnez-moi, la journée a été longue. La fatigue me fait dire n’importe quoi.

Elle se massa la joue dans une pathétique tentative pour se réveiller, et détourna les yeux lorsqu’elle la découvrit brûlante. Elle n'y pouvait rien, au demeurant, mais s'en voulut tout de même : tout lui échappait des mains.

Non ! se corrigea-t-elle aussitôt, et pourtant bien trop tard. C'était de ces pensées là, de ces pensées qui éclatent. Tout est en ordre.

Son mensonge lui noua la gorge. Gentiana réalisa avec horreur qu'il y avait des larmes qui s'accumulaient, là, quelque part en elle, juste derrière sa façade d'être humain, et qu'il n'existait pas de honte plus terrible que de les verser en compagnie.

— Bien. Si vous le permettez, je devrais... Partir ? Retourner voir son frère ? Trouver quelqu'un, pour la machine ? Il s'imaginerait la raison qu'il lui faut. En tous cas, elle montra une direction complètement aléatoire du pouce et parvint même à forcer un sourire poli.

Une formule de politesse banale, tout au plus une délicatesse que tu lui offres sous réserve qu’il n’est pas venu à toi par simple altruisme. Si vous le permettez — mais peut être avez-vous besoin d’une main tendue ou d’une oreille attentive.

Tu n’y penses pas deux fois, jusqu’à ce qu’il t’y oblige. Il y a quelque chose dans l’air qui change, il y a un doute qui s’installe. Il ne t’était pas venu à l’esprit qu’il ne le permette pas, et pourtant la possibilité s’invite et s’immisce : tu pourrais tout aussi bien hausser les épaules et partir tout de même, et pourtant tu as la certitude que tu resterais s’il l’exigeait.

Que tu n’en aurais pas le choix.

Le charme se rompt lorsqu’il hausse les épaules. Ou peut-être est-ce une malédiction.

Tes yeux tombent à ses lèvres à son conseil qui te parait injonction, et tu acquiesces. Par réflexe, tu veux lui assurer que tu es parfaitement en forme, et te retient de peu — c’est comme disait ton père : mentir oui, mais ne jamais se faire prendre. Il n’était pas question de te contredire à si petite intervalle.

— Merci.

Tu lui es redevable, même si tu ignores encore de quoi. De la conversation, peut-être. Pour le soda, sans doute. Qu’il t’épargne d’une embarrassante conversation, pour sûr.

Tu files.