En dépit de la relative proximité entre Planetbucks et son lieu de travail, Gentiana ne s’y rendait pas, ne s’y rendait plus, si on ne l’y invitait pas au préalable. Il fallait bien se montrer polie avec ses collègues qui proposaient de sortir de la routine métro-boulot-dodo, mais autrement, à ses yeux, visiter le café sans Megumi relevait du non-sens.

Elle s’y était frottée une fois, par nostalgie, mais surtout parce que son amie lui manquait : si elles ne s’asseyaient plus à toujours cette même table, si Gentiana n’hésitait pas sous un regard amusé à choisir sa boisson pour au final prendre toujours la même, si elles ne discutaient pas en attendant leurs commandes de tout et de rien, mais surtout de rien, parce qu’elles souffraient toutes les deux qu’un quotidien trop lourd qu’elles voulaient oublier ensemble, alors les gourmandises hors de prix lui paraissaient fades, frôlant l'immangeable.

Elle s’y arrêta pourtant aujourd’hui. Pas pour elle, mais pour rendre service : un collègue qui avait timidement demandé si elle pourrait lui prendre une boisson à Planetbucks en passant, comme elle se rendait juste à côté de l’enseigne pour un rendez-vous.

Elle le pouvait, oui.
Et l’y voilà.

Regardant les dernières actualités littéraires sur son téléphone, elle ne relevait le nez que pour un pas à mesure que la file d’attente s’amenuisait. Enfin, elle jeta un coup d’œil à la table, leur table, cette même dans un coin du café, près du chauffage et loin de la porte parce que Gentiana était frileuse à l’époque, autant qu’aujourd’hui.

Et y croisa le regard d'un fantôme.

Elle resta abasourdie, béate et béante de ce bruyant fantôme qui avait crié son nom à travers le café. Il fusa comme une balle en plein dans son coeur — Gentiana, oui, c’était bien elle — et elle le sentit trembler.

Les choses ses passèrent très vite, et en même temps très lentement :  Le fantôme bondit. Gentiana fit un pas prudent en arrière, se préparant à la collision, mais Gen, cette même qu’on avait trouvé studieuse sur les bancs de l’université, fit un pas en avant.

Du coin de l’œil, elle aperçut la clientèle perplexe. C’était le seul signe qu’il lui fallait : Megumi fonçait droit vers elle.

Les deux mains saisies par celles de son amie, ce n’était pas chose aisée de trouver quoi dire. Il y avait l’évidence : Oui, c’est bien moi. Mais Megumi s’en rendrait bien compte, en vertu de son immobilité toute caractéristique devant un imprévu de cette taille.

Alors, à défaut de mots, ses doigts effleurèrent affectueusement ceux de son amie avant que Gentiana ne sépare leurs mains pour la prendre dans une étreinte. Elle dura une éternité et un instant tout à la fois… Et prit fin lorsque quelqu’un derrière elles se racla la gorge.

— Ah ! Oui, toutes mes excuses, lâcha la juriste en s’éloignant doucement de son amie.

Elle adressa un regard désolé à ceux qui attendaient que la scène se termine, un autre au barista qui trouvait clairement tout ça attendrissant, avant de tirer sur la manche de Megumi pour l’attirer en direction de la table où elle était précédemment assise. Leur table.

Elle y installa presque la jeune femme avant de s’y joindre à son tour.

— C’est vraiment toi, conclut-elle une fois en place. Elle parlait dans un souffle, le même qu’elle employait pour respirer. Tu as eu mon message, Megumi ? Tous mes messages ? J’étais morte d’inquiétude.

Gentiana était toujours ravie de pouvoir rendre service, mais c’était rare que le service lui rende la pareille. Elle songea lointainement à son collègue et sa boisson, qu’elle n’oubliait pas pour autant (elle n’oubliait rien), à son travail aussi, de bien piètre importance au regard de la personne face à elle. Elle y croyait à peine, en dépit d’une réalité de nouveau bruyante, d’odeurs qui s’invitaient à leurs tables, de la voix claire de Megumi qui lui berçait les oreilles.

Elle s’attendait presque à ce qu’elle disparaisse.
Ce ne serait pas la première fois.

Gentiana détailla le téléphone qu’on lui présentait, hochant la tête par intermittence et serrant des dents sitôt la mention de lui faite. Elle n’était jamais vulgaire, mais il lui venait quelques mots fort colorés à l’esprit dès qu’on lançait son sujet sur la table.

— Je vois.

Elle s’arrêta un instant, s’arrêta vraiment, pour observer Megumi. Tout lui semblait aller pour le mieux, pas de bleus et de mauves s’invitant dans son portrait.

— Tu n’es plus avec lui ? Ce Bref l’était un peu trop.

Elle sourit à son regard inquiet, même si à ce stade, elle n’était plus certaine de la véracité d’aucunes de ses expressions. Mais dans les faits, le travail allait. Peut être trop, mais rarement mal.

— Ça va. Parfois épuisant, mais c’est le propre de la profession. Les choses auraient pu être bien pires.

“Débarassée” ? Le terme n’est pas anodin mais Gentiana le remarque trop tard. Elle sourit, du sourire un peu désolé qui l’attend toujours près de la porte, espérant être bientôt promené, elle penche un peu la tête, elle fronce légèrement des sourcils et elle dit :

— Débarrassé ? On croirait que tu l’as -

La chose est trop grosse. Elle l’est. Elle l’est, et pourtant Megumi la regarde comme ça, avec ce regard entendu qui tranche sa phrase en deux. La suite ne vient jamais. Gentiana ne cille même pas, en fait elle reste parfaitement immobile, dans l’expectative d’un “je t’ai bien eu” qui n'arrive pas. C’est la première fois mais pas la dernière : son existence toute entière prendra bientôt des allures de gigantesque blague dont on a oublié la chute.

Elle a peur de comprendre, et plus peur encore de ne pas le faire. Ce n’était pas possible que son amie confesse à un meurtre dans un café bondé, ce genre de chose ça attendait la nuit, les parkings déserts, ou les tribunaux, les commissariats.

Gentiana jette un regard autour d’elles mais le monde continue de tourner. Ce n’est qu’un meurtre, ça arrive tous les jours, surtout dans cette foutue ville, ça fait longtemps qu’on ne s’arrête plus pour ça. Elle se dit qu’elle le détestait de toute façon, ce type là, elle essaie d’ignorer l’idée qu’il puisse avoir des parents des frères et des sœurs des amis qui le cherchent, qui l’attendent encore, qui sursautant à chaque fois qu’ils reçoivent un appel sur leur cellulaire en espérant une bonne nouvelle.

— … Je vois.

Mais elle ne voit pas. Elle a vu par le passé, ça s’est gravé en elle oui, mais les lignes se sont effacées avec le temps. Mais ce n’est pas grave. Parce qu’elle verra oui, elle verra dans pas très longtemps, elle verra encore, ce que ça fait un proche qui disparait.

— Je vois.

Elle n’arrive pas à dire tant mieux. Elle veut juste demander à Megumi ce qu’elle a foutu putain, mais il vaut mieux ignorer les détails. Et son amie continue comme si de rien était, parce que ce n’est rien après tout, et puis ça ne sert à rien de tergiverser une éternité sur la question hein ?

— … Ça va oui.

Ce n’est pas vraiment un sujet qu’on peut détourner, ça reviendrait à pousser un camion à mains nues avec leurs quatre petits bras sur une pente montante.

— Ou peut-être pas. Je ne sais pas. J’ai toujours eu du mal avec ces choses là, tu sais bien.

Les meurtres et la santé.

— Pourquoi…

Me l’avoir dit, alors, Megumi ?

Elle sait pourquoi.
Non, elle n’en a aucune idée.

(Parce qu’elle te fait confiance.)
(Parce qu’elle te manipule.)
(Parce qu’elle te connaît.)
(Parce qu’elle sait que tu te tairas.)
(Parce que tu ne peux rien y faire.)
(Parce qu’elle est bête, parce qu’elle n’a pas réfléchi.)

Qu’est-ce qu’une raison changerait, de toute façon ? Le fait demeure que Megumi doute, que Gentiana la sent se tendre face à elle comme un animal pris au piège, et elle se demande bien à quoi elle s’attendait : à ce qu’elle la félicite ?

Elle serre les dents amère alors que son amie patauge dans le marécage de ses mensonges. À chaque syllabe, elle s’y enfonce, elle s’y noie : Gentiana considère de l’y laisser disparaître.

(Elle ne connaît rien des circonstances au fond.)
(L’ironie lui échappe.)

Son si tu veux bien lui paraît un peu facile. Elle aurait préféré qu’elle ne lui laisse pas le choix. Éventuellement, elle relève les yeux de la table entre elles pour découvrir un sourire fait ainsi sur les lèvres de Megumi.

Son cœur se serre.
La culpabilité.

— Je dois retourner au travail.

Mais elle ne bougeait pas.

— Tu as toujours mon numéro, non ? Il n’a pas changé.

Une pause. Est-ce que c’était une bonne idée ? Avant qu’elle ne puisse le regretter, elle poursuit.

— Je dois retourner au travail mais… À l’occasion, Megumi. Mangeons ensemble.

Inutile de prétendre avoir besoin de réfléchir - mais elle pouvait bien digérer la chose. Que Megumi se félicite : elle lui avait donné de quoi mâcher pendant des jours.