Gentiana rêvait peu la nuit, et toujours de songes très terre à terre. Elle avait de ces sommeils fiévreux et jamais réparateurs, avec un pieds dans l’inconscient et l’autre dans la réalité, et se réveillait au lever du jour avec l’impression d’avoir seulement cligné des yeux.

Pour une raison qu’elle ne préférait pas pondérer, ses sommeils les plus raccommodants prenaient toujours place lorsqu’elle se glissait sous les couvertures dans les bras de quelqu’un — un prérequis particulier et rarement coché de la liste de ses tâches du soir, si bien qu’elle était fatiguée, toujours et en tout temps, bien incapable de se souvenir d’une époque où il en avait été autrement.

Ainsi la question, plutôt que de savoir si elle avait bien ou mal dormi, ou si elle s’était levée du pied gauche ou droit, était de définir le degré inévitable d’épuisement. N’était-elle pas en forme, ou alors véritablement lessivée ?

Alors qu’elle se tenait le front, les deux coudes appuyés contre son bureau, Gentiana réalisa qu’il lui faudrait un nouveau pallier pour ces jours là, où elle était lessivée, essorée, et aussitôt balancée dans le sèche linge.

Elle ferma les yeux pour ce qui devait être l’affaire d’une dizaine de seconde, juste le temps de fuir les lumières halogènes et les diodes de son écran d’ordinateur.

Une heure passa.

Elle se rappela vaguement, entre deux souffles tranquilles, être encore au travail, mais la remarque lui parut lointaine, comme enterrée sous des tonnes et des tonnes de givre qui en étouffait l’écho. Ça ne l’empêcha de s’adresser formellement à elle-même pour se plaindre : encore 5 petites minutes. En guise de réponse, une voix qui n’était définitivement pas la sienne lui murmura son nom. Son esprit engourdi trouva cela curieux, puis étrange, singulier et enfin incongru.

Elle ouvrit les yeux.

Pas comme une belle s’étire sous les piaillements d’un oiseau — elle ouvrit les yeux d’un coup, sa main s’enroulant autour du poignet de celui qui lui touchait l’épaule. Elle ouvrit les yeux comme quelqu’un qui ne dormait toujours que d’un œil, quelqu'un de toujours éveillé, comme un chat alerte ou un chien méfiant. Elle regarda Iorek avec l’un de ces regards perçants, avant de réaliser qui elle était, où elle était, et en quelle compagnie.

Elle le lâcha comme un charbon brûlant.

— Monsieur Ampharos ?

Elle murmura son nom dans une inspiration délicate et, il pouvait en être certain, désolée, avant de se redresser sur sa chaise. Ses mains se portèrent immédiatement au ruban blanc dans ses cheveux qu’elle resserra d’un geste machinal.

— Je suis désolée, j’ai dû… Je suis désolée.

D’un regard cerné, elle chercha ses repères sur son bureau. Son ordinateur répondit à sa question silencieuse : Le 14 Février, 20:52. Elle massa sa joue qu’elle sentait se réchauffer bien malgré elle. S’endormir au travail le jour de la Saint-Valentin était un nouveau fond qu’elle ne pensait pas toucher : elle préférait s’enfiler un pot de crème glacée comme tout le monde. Et puis, ses yeux, toujours fixés sur les quelques pixels en bas à droite de son écran, s’illuminèrent en même temps que l’ampoule dans sa tête.

— Oh non, j’espère que vous n’êtes pas encore là à cause de moi ? Vous devez sans doute être attendu ailleurs.

Comme un reflet en négatif dans le miroir, Iorek possédait toute l’énergie qu’il manquait à Gentiana. Elle lui sourit faiblement sous ses longs cils, à moitié rassurée par ses mots — l’autre craignait qu’il se montre simplement précautionneux avec elle.

C’est qu’elle se sentait ridicule, d’avoir été trouvée dans pareille position, mais par une chance toute relative, elle était sincèrement trop fatiguée pour s’en embarrasser. Ça attendrait qu’elle soit dans son lit, au bord du précipice d’un confortable sommeil, pour lui revenir, et elle rouvrirait grand les yeux sur son oreiller en pondérant la scène toute la nuit.

Mais ce serait pour plus tard. Pour le moment il n’était question que d’elle et d’Iorek, au profil baigné par la lumière bleue.

— Je vois.

Elle dit cela avec l'assurance d'une aveugle, hésitant à poser la question qui la taraudait depuis qu’une ampoule s’était allumée dans sa tête. Sans détourner les yeux de lui, sa main tira son agenda d’un coin de son bureau pour l’ouvrir devant elle. Elle en fit défiler les pages, et l’aurait écouté d’une oreille distraite s’il ne lui avait pas immédiatement posé la question qui fâche. Elle se crispa, s’arrêtant sur la page du 13 Février avant de se souvenir comment la tourner.

— Je… N’avais rien de prévu non plus, non.

Ce n’était pas un mensonge : pour preuve, rien n’était noté aujourd’hui vis à vis de la fête des amoureux. Cependant, Vulcain lui avait laissé entendre qu’il aurait pu y avoir quelque chose de noté, car lui n’était pas pris ce jour. Alors qu’elle n’hésite pas.

Elle avait bien entendu hésité toute la journée.

Prendre des décisions n’avait jamais été son fort, et encore plus lorsqu’elle n’était pas certaine de tout ce qu’elles impliquaient. Son impromptu sommeil avait au moins le mérite d’avoir fait le choix à sa place.

— Enfin bref. Elle secoua la tête pour s’en chasser les idées, plaçant son doigt sur une ligne du papier. Il y était inscrit “Anniversaire d’Iorek Ampharos”, avec un petit gâteau gribouillé juste à côté. Oui, je l’ai noté juste ici… C’est bien votre anniversaire aujourd’hui, monsieur Ampharos ?

Elle se saisit d’un stylo, prête à en rayer la mention.

Le visage d’Iorek demeurait obscurci par la pénombre : il ne restait que sa voix où déceler des expressions. Gentiana y accordait toujours une attention toute particulière, à la sienne et celle des autres. Elle avait appris tôt que les visages et les traits se sculptaient facilement, et s’était entraînée à reproduire toute sorte de sentiment à l’identique, mais une gorge nouée s’avérait bien plus difficilement surmontable.

Ou, dans le cas d’Iorek, une inexplicable panique. Elle baissa les yeux jusqu’à ses mains qui s’agitaient comme électrifiées, avant de les relever lentement jusqu’à lui. Si elle était parvenue à la moindre conclusion, elle la gardait présentement pour elle.

— J’ai posé la question à l’un de vos collègues.

Elle suivait du regard le jeune homme jusqu’à ce qu’il se penche au dessus d’elle, après quoi elle regretta en silence son gribouillis enfantin de gâteau d’anniversaire. Son coup de crayon était hésitant et les bougies mal proportionnées…

— Pas de tout le monde, non. Elle réfléchit. Mais une bonne partie, dont le vôtre. Je comptais vous le souhaiter en quittant le bureau mais…

Il l’avait trouvé avant, dira-t-on.

— Je suis née un 27 Août. Un date bien plus quelconque que la vôtre, conclut-elle avec un sourire aimable.

Puisqu’elle ne s’était pas méprise au sujet de son anniversaire, elle referma son agenda et remis son stylo à sa juste place dans son pot avec la droiture caractéristique de ceux qui n’ont jamais tort. Elle préférait écrire à l’encre noir, mais un stylo bleu qui ne ressemblait pas aux autres se dressait en bonne compagnie.

— Ce qui signifie qu’à défaut de… Tout engagement romantique, vous devriez tout de même être en train de souffler vos bougies, monsieur Ampharos.

Elle inclina la tête avec un peu d’inquiétude : elle espérait ne pas toucher un sujet sensible. Au demeurant, elle restait presque certaine qu’il était encore ici à cause d’elle. Il fallait y remédier au plus vite. Gentiana jeta un coup d'œil autour d'elle avant de retrouver le souvenir de ce qu'elle cherchait et se tourner vers l'agent de sécurité. Se soutenant d'une main contre le rebord de son bureau, elle se pencha lentement dans sa direction... Avant d'attraper la valise juste à côté de lui et la placer sur ses genoux. Il serait temps qu’elle commence à ranger ses affaires.

Très spécial pour d’autre ? Ma foi, il l’était déjà : il suffisait d’entendre son frère lui chanter joyeux anniversaire à minuit tapante, ou croiser Cérès qui débarquait chez elle avec un cadeau gros comme ça. Même si elle prétendait ne pas avoir de sentiment particulier vis à vis du 27 Août, Gentiana associait cette date avec de bons souvenirs, des souvenirs pleins d’amour et débordant d’appartenance : elle avait un endroit où rentrer, et une journée qui ne semblait dédiée qu’à elle.

(Elle espérait seulement que cette année, Leah abandonne le lancer de confetti dès qu’elle ouvrait la porte. Ce n’était pas lui qui devait les nettoyer ensuite…)

Ainsi donc, l’indifférence manifeste d’Iorek l’interpella : tout d’abord parce que tout chez lui indiquait qu’il était virtuellement incapable d’être indifférent à quoi que ce soit. Ensuite, parce qu’il apparaissait comme quelqu’un qui s’excitait pour tout, tout le temps, et le jour de son anniversaire devrait lui fournir le prétexte parfait pour sa bonne humeur toute caractéristique.

Elle pondéra la question en rangeant ses affaires, se demandant bien ce qu’il pouvait avoir d’autre, comme chose à faire, disqualifié d’une des deux principales occasions de ce jour si particulier en vertu de son statut célibataire. Il lui vint presque à l’idée de poser la question, avant qu’elle ne réalise que ça pourrait être interpréter comme ce dont il s’agissait : une curiosité légitime motivée par l’envie d’en savoir un peu plus sur son collègue du rez-de-chaussée, ou un gigantesque tacle. Elle se ravisa.

Pourtant, il lui assura passer un bon moment, en partie grâce à sa présence. Ses mots arrachèrent un petit rire de Gentiana, avant qu’elle ne se rende compte qu’il était sérieux.

— … Vous savez, monsieur Ampharos, vous n’avez pas à vous montrer si poli avec moi. J’ai bien conscience de ne pas être une personne très amusante. Ça ne pouvait être que cela, après tout : une simple politesse.

Elle lui sourit tout de même — pas de son sourire figé, mais de celui un peu désolé qu’elle lançait quand quelque chose la touchait, dans le bon comme le mauvais sens du terme.

Il dura un instant, puis la nuit tomba brutalement.

Lorsqu’Iorek ralluma son soleil miniature, elle se cacha derrière ses mains, les yeux plissés, avant de retourner à son bureau. Tout était en ordre : elle se releva aussitôt, sa valise en main, avant de se tourner vers lui.

— L’ascenseur est-il aussi coupé ?

La question était posée distraitement : elle regardait au même moment l’heure sur sa montre, se rapprochant de l’agent de sécurité pour pouvoir y distinguer les aiguilles. Elle releva les yeux, ouvrit la bouche, hésita, se ravisa, et changea d’avis à propos de ce même abandon.

— Il nous reste un peu de temps avant minuit... Est-ce que vous avez déjà mangé ?

Sa personne préférée de toute l’entreprise ? Voilà un titre qu’elle ne s’attendait pas recevoir un jour. Son sourire est un peu maladroit : c’est que la chose est inattendue et hautement spécifique. Elle s’attend presque à ce qu’Iorek éclate de rire, mais pas de son rire solaire — d’un rire moqueur, qu’elle ait pu le prendre au sérieux pendant même le plus petit instant.

D’un autre côté, Gentiana avait le mérite d’être facile à vivre et serviable là où toute une paire de collègues… n’avaient pas cette priorité, dira-t-on. Il suffisait de voir comment certains traitaient Vulcain, pour des raisons qu’elle était bien incapable de comprendre.

— Vraiment, monsieur Ampharos, vous n’avez pas à…

Le rose lui montait aux joues. Gênée, certes, mais pour de bonnes raisons. Un petit soupir de capitulation.

— … Ma foi, si c’est vraiment ce que vous pensez.

Il subsistait toujours cette crainte qu’il se montre poli, cette crainte qu’il agisse comme elle agissait avec les autres en soi, mais Gentiana était trop conciliante pour remettre en doute son affection une nouvelle fois.

— Hm… Je suppose que j’aime bien le lilas.

La couleur et la fleur, qui teintait d’ailleurs le parfum qu’elle portait. Elle la pensait teinte des indécis, entre le bleu tranquille et le rouge intense.

— Et la vôtre ? Le rouge, ou le jaune peut être ?

Ah, douce était l'époque où il suffisait de connaître la couleur favorite de quelqu’un pour devenir instantanément amis !

Elle acquiesça à son autre question, ne songeant même pas aux implications de demander une chose pareille ce jour là très spécifique. Tout ce qui importait, c’était que l’anniversaire d’Iorek, déjà, se passe, et ensuite, se passe dans les règles de l’art.

— Parfait. Prenez votre temps, je ne bouge pas d'ici.

La tranquillité revint doucement, avant d’être aussitôt brisée par le cri d’Iorek et le retour de la lumière. Elle le regarda lui, puis le téléphone qu’elle avait en mains où elle s’était déjà appliquée à chercher un endroit approprié pour ce soir.

— Oh, ne vous embêtez pas pour moi. Le principal, c’est que ça vous plaise à vous. De toute façon, je n’ai pas très faim. Je tiens seulement à ce que vous ayez un gâteau digne de ce nom et des bougies à souffler.

La devinette est facile mais l’enthousiasme d’Iorek est contagieux : bien malgré elle, Gentiana ressent une certaine fierté à la justesse de son observation pourtant évidente. Il ne pourrait en être autrement — monsieur Ampharos était ces mêmes couleurs personnifiées. Le monde alentour s’en teintait, s’en réchauffait, en réaction de sa simple présence.

— Ma foi, ce n’était pas bien compliqué…

Elle s’efforce d’être humble, mais le rose qui lui monte aux joues la trahit — et puis elle n’est pas habituée à être sous toute cette attention. Par réflexe, encore une fois, son cœur s’accélère un peu, craint la trahison : à Aether Lab, on la met rarement en lumière pour de bonnes raisons, sinon lui poser des questions blessantes à la machine à café et guetter sa réaction comme un banal divertissement.

Monsieur Ampharos ne lui paraissait pas le genre à entretenir pareil passe-temps en revanche. Et si Gentiana devait avouer avoir occasionnellement du mal à tenir une conversation sans qu’elle ne lui échappe des mains comme un savon mouillé, elle se félicitait en tout cas d’être capable de mettre le doigt sur les gens vite et bien, quitte à ne pas savoir quoi faire de l’information.

Il revint bientôt dans sa tenue de civil, qui, comme à peu près tous ses autres vêtements, lui serrait les épaules. Avec une carrure pareille, c’était déjà miraculeux qu’il trouve des habits à sa taille sans devoir se rabattre sur du sur-mesure. Elle ne savait pas combien étaient payés les agents de sécurité d’Aether Lab mais doutait son salaire faramineux.

— C’est votre anniversaire que nous fêtons avant tout, pense-t-elle bon de lui rappeler en posant sur lui un regard chaleureux.

Au demeurant, le nom du salon de thé où il l’emmène ne laisse présager que des bonnes choses. En vertu de son statut social et de son amitié avec Megumi, Gentiana fréquentait souvent des endroits comme Planetbucks, mais préférait les établissements un peu plus secrets comme celui-ci, d’abord parce qu’il y avait moins de monde, ensuite parce qu’elle avait l’impression d’entrer dans une sorte de confidence dès qu’elle en poussait les portes.

Aussi, il y avait des gâteaux, ce qui en faisait forcément un endroit extrêmement recommandable.

Ce dont elle ne s’attend pas, en revanche, c’est d’être alpagués sitôt à l’intérieur par un propriétaire on-ne-peut-plus enthousiaste de voir Iorek ici. Il lui paraît, au demeurant, sympathique, si bien qu’elle acquiesce vivement à son joyeux anniversaire parce que — enfin quelqu’un avec une réaction appropriée à la nouvelle !

Le terme de valentine, en revanche, la fait cligner des yeux et elle manque presque de jeter un coup d'œil par-dessus son épaule pour voir qui donc les avait rejoint en cours de route avant de réaliser que, non, non, c’était bien d’elle qu’il parlait. Au vu de la date autant que des circonstances, la confusion est facile et Gentiana se contente de sourire au gérant d’un air un peu désolé quand Iorek se confond en explications. Il ne paraissait pas vraiment le croire, lançant un regard dubitatif à la jeune femme en attente d’une confirmation, qui sursaute du regard pointilleux sur elle.

— Oh, euh, bonsoir Monsieur. Je suis en effet une collègue de monsieur Ampharos. Gentiana Giesler. Je travaille au pôle juridique d’Aether Lab.

Elle résista à l’envie de sortir sa carte — elle n’était plus sur ses horaires de travail, inutile de la chercher à chaque présentation, mais certaines habitudes avaient la vie dure. En guise de réaction, l’homme âgé pinça des lèvres, jeta un dernier coup d'œil sceptique à Iorek, et les installa tous les deux au fond.

Lorsque, après leur avoir déposé deux cartes, il alluma une chandelle entre eux, Gentiana se demanda s’il avait vraiment compris ce qu’elle lui avait assuré un peu plus tôt. Elle n’osa rien dire, bien sûr, et sourit seulement d’une façon franchement amusée, ce qu’il nota sans doute parce qu’il lui dit :

— C’est la procédure, d’un air taquin qui indiqua que ce n’était pas la procédure du tout.

Lorsqu’ils furent enfin seuls, la jeune femme ouvrit la carte en notant tout de même l’évidence :

— C’est un homme, euh, haut en couleurs. J’en déduis que vous venez souvent ici, monsieur Ampharos ?

Elle laissa ses yeux glisser sur la carte avec approbation, songeant au gâteau que prendrait Iorek, avant de se rappeler un détail avec une horreur manifeste.

— Oh non, est-ce que vous pensez qu’ils vont amener votre gâteau en chantant ? Elle serra les mains si fort autour de la carte qu'elles blanchirent. Tous les regards tournés vers eux… Ou pire encore ! Les applaudissements. Je suis désolée, je crois que j’aurais soudainement un appel très très urgent à passer si ça venait à se produire.

Ça, ou elle hyperventilerait sur sa chaise.