Concentration. Il faut que le tracé de sa décoration en chocolat soit parfait. Louise se mord la langue, penchée sur la tarte au citron qu'elle vient de terminer. Une poche à douille entre les mains, ses interminables cheveux roses attachés en une queue de cheval bien haute, elle dessine avec lenteur sur la surface brillante du gâteau.

— Et voilà ♪

Elle respire enfin et s'écarte pour contempler son œuvre : il y a désormais 10 motifs d'étoile qui délimitent parfaitement les 10 parts qu'elle va pouvoir découper. Bien sûr, elle ajoutera certainement un peu de décoration en plus sur chacune des parts, mais son petit plaisir est de s'adapter à ses clients. Elle se laisse donc un peu de place pour ajouter des cœurs en sucre ou des vermicelles colorés.
Très fière de l'allure de son travail, elle fait un brin de nettoyage sur son plan de travail avant de déposer la tarte dans un plat adapté et quitte la cuisine pour aller exposer son ouvrage dans la petite vitrine de son comptoir. Il était encore un peu tôt, mais elle avait toujours du monde à l'heure du thé et elle était prête à parier qu'il ne resterait plus une seule miette de tarte au citron d'ici à la tombée de la nuit.

Alors qu'elle dépose le plat derrière la vitre du comptoir, Louise remarque qu'il y a une silhouette devant la porte. Un petit rideau en dentelle blanche lui bloque la vue, mais elle est certaine qu'il y a quelqu'un sur le pas de sa porte. Ni une ni deux, elle quitte l'arrière de son comptoir pour traverser la salle en direction de l'entrée. C'est qu'elle est ravie d'avoir un peu de compagnie si tôt dans la journée ! La personne a l'air d'hésiter à pousser la porte, peut-être croit-elle que le salon est fermé ?
Vite, vite, avant qu'elle ne fasse demi-tour.
La tornade Louise ouvre en grand la porte de sa boutique, un sourire aux lèvres. Elle porte encore son tablier "I just need Sugar, Chocolat and your smile" et sent le beurre, le zeste de citron et le sucre.

— Bonjour ~ Est-ce que la porte s'est encore bloquée ? Pardon, je dois graisser les gonds. Entre, je t'en prie ! Tu tombes à pic.

Ah, ce qu'elle est mignonne cette petite crevette aux longues nattes !
La jeune femme s'écarte et lui fait signe d'entrer en la couvant d'un sourire plein de bienveillance. Il y a beaucoup d'adultes et d'étudiants parmi ses clients, mais voir des visages aussi jeunes est assez rare. Louise se sent pousser l'envie de lui faire un chocolat chaud et bisou sur le front.

— Installe-toi où tu veux, j'arrive tout de suite.

Elle n'allait quand même pas garder son tablier de cuisine pour faire le service.

Quand Louise est contente, Louise sautille un peu quand elle marche. Quand Louise est contente, Louise fredonne des airs inventés. Quand Louise est contente, Louise sourit sans se rendre compte.
Elle défait le nœud de son tablier, se passe rapidement les mains à l'eau et retire l'élastique de ses cheveux. Maintenant on dirait qu'un nuage rose lui encadre de visage. Bloc note, stylo, et la voilà de retour dans la salle où son invitée vient juste de poser ses fesses sur une chaise en osier avec un coussin vert. Très bon choix, c'est une chaise confortable. Mais ne le sont-elles pas toutes ?

— Ici c'est mon salon de thé, répond la gérante d'une voix enjouée. On a de quoi boire et grignoter, on peut mettre un peu de musique ou juste se détendre en regardant par la fenêtre. C'est comme tu le sens.

Elle dépose une carte devant Remy. Plastifiée et impeccable, mais quelqu'un s'est amusé à coller dessus des stickers brillants en forme de lune et d'étoile.

— On a un peu de tout en boissons chaudes, mais si tu préfères je peux t'apporter du frais. J'ai un super sirop de violette qui est arrivé hier, si ça t'intéresse. Oh, et je viens de terminer une tarte au citron ! Mais j'ai aussi des cookies ou des muffins. Je te laisse la carte un moment, n'hésite pas à me dire ce qui te ferait plaisir.

Même si elle est un peu follette, Louise sait que se tenir derrière quelqu'un en attendant qu'il passe commande n'est ni efficace pour les affaires, ni agréable pour ses clients. Aussi décide-t-elle de retourner derrière son comptoir pour commencer à découper des parts égales dans sa belle tarte au citron. Au passage, elle n'oublie pas d'appuyer sur le bouton Play du lecteur CD qui se trouve sous le comptoir, avec la caisse. Il y a plusieurs haut-parleurs habilement placés dans la salle (et souvent repeint avec des couleurs pastel par la maîtresse des lieux) et le son est assez bas pour n'être qu'un fond agréable et ronronnant, mais audible où que l'on se trouve.

— Tu n'es pas si loin de la vérité : j'ai vingt-deux ans. Mais je travaille ici depuis toujours alors c'est facile pour moi ! Y a pas d'âge pour faire ce qu'on aime, tu crois pas ?

Elle ne prend pas mal la remarque sur son âge, ça lui fait même assez plaisir qu'on la pense plus jeune qu'elle ne l'est. Une part d'elle se dit qu'au moins, lorsqu'elle aura cinquante ans, ça sera flatteur d'être prise pour une femme d'à peine plus de quarante ans ! En plus, ce n'est pas la première fois que quelqu'un lui fait la remarque qu'elle est un peu jeune et un peu seule pour s'occuper d'un salon de thé. On s'attendrait à ce qu'elle aide ses parents et passes ses journées en cours plutôt que de servir des inconnus toute la journée. Mais qui a besoin d'aller à l'école quand on sait tout ce qui est nécessaire sur la gestion et la comptabilité d'un établissement ? Enfin, presque tout...

— Un chocolat viennois, pas de souci ! Je m'en occupe tout de suite.

La voilà qui s'active autour des machines et des placards à vaisselle. Elle sort une tasse très haute, va chercher de la crème fouettée et une poche à douille, de la poudre de chocolat, une coupelle à dessert, une petite cuillère... C'est un ballet qu'elle connait par cœur et qu'elle effectue en fredonnant. Bientôt, l'odeur du chocolat chaud envahit tout l'espace. Bien qu'il ait été plus simple d'utiliser de la chantilly en bouteille, Louise aime faire sa propre crème fouettée avec un peu d'huile de coude et une douille pour dessiner de jolies spirales. Un peu de poudre de cacao sur le dessus, et en quelques minutes, elle revient avec la commande sur un plateau : un grand verre de chocolat viennois et une part de tarte au citron parfaitement découpée.

— Voilà pour toi. J'espère que tu aimeras, fait-elle en posant les éléments un à un devant Remy. C'est la première fois que je te vois par ici, tu viens de la fac ?

Sans hésitation, elle s'installe sur la chaise face à Remy.

— Le Daily Nova... C'est un journal ? Wouha ! Tu travailles pour un journal à Polaris ?!

L'enthousiasme est si vif qu'il ne peut être que sincère. Impossible de savoir ce qu'elle s'imagine, mais on devine à son regard qu'elle est pleine d'admiration. Depuis son petit salon de thé figé dans le temps, le métier de journaliste lui semble formidable. Même pigiste, assistante d'édition ou simple coursier paraissent être des titres de noblesse dans ses grands yeux bleus plein d'étoiles.

— Ça ne doit pas être facile pour quelqu'un d'aussi jeune, mais c'est génial que tu puisses travailler dans ce milieu. Tu ne dois pas beaucoup t'ennuyer pendant tes journées ! Et apprendre un tas de choses.

Louise croise les bras sur la table, légèrement penchée en avant. Elle est curieuse, c'est évident.

— Quel genre de travail est-ce que tu fais ? Est-ce que c'est loin d'ici ? Moi non plus je n'ai pas vraiment fait d'études, j'ai tout appris en regardant les autres et en posant des questions ! Tu dois bien aimer ça pour avoir oublié que c'était ton jour de repos. Ça m'arrive parfois : je me lève avec une idée pour la pâtisserie du jour et j'installe toutes les chaises avant de réaliser que la boutique devrait être fermée. Je dirais que c'est une chance, quand on voit tous ces gens malheureux de devoir aller au travail...

Pour elle, c'est la seule explication plausible. Elle ne pense pas à d'autres enjeux, elle n'imagine pas d'autres scénarios pour quelqu'un comme Remy. Elle remarque alors que la commande semble donner entière satisfaction à sa cliente, ce qui lui réchauffe le cœur. Qu'y a-t-il de plus plaisant que de servir à quelqu'un un plat et une boisson à son goût ? C'est comme apporter du réconfort nappé de sucre glace.
Louise se sent utile et à sa place dans ces moments-là.

— Ça me fait plaisir que tu aimes. Autant profiter de ton jour de congé pour découvrir de nouvelles saveurs, pas vrai ? Et puis comme ça, tu ne regretteras pas d'être entrée ici.

Oups ! Un peu trop d'enthousiasme peut-être ?
Mais Remi lui fournit toutes les réponses qu'elle veut, peu avare sur les détails. Louise la regarde et boit chacune de ses paroles en hochant parfois la tête. Cette petite crevette aux longues tresses bleues lui semble tout à coup si mature et si adulte ! Elle a envie de la serrer fort contre elle, de lui dire à quel point elle est fière d'elle et contente de la voir s'épanouir petit à petit dans ce boulot !

Remi avait été sa sœur un jour, c'est certain.
Dans une autre vie, à une autre époque, elles avaient appartenu à la même fratrie et c'était pour cela qu'aujourd'hui Louise voulait la protéger, la féliciter et lui offrir toute l'aide dont elle pourrait avoir besoin.

— Ta patronne doit être quelqu'un de vraiment géniale.

Le sourire de Remi la fait rayonner. Elle est si jolie comme ça ! Il va impérativement falloir qu'elle revienne pour éclairer le Moon avec ce sourire.

— C'est bien que ça soit nouveau, comme ça tu te souviendras de ton passage ici ! Et la prochaine fois, je te ferai goûter autre chose, d'accord ? Le jour où tu connaîtras toute la carte, tu pourras me dire ce que tu préfères.

Louise semble alors se rappeler quelque chose et se lève pour rejoindre le comptoir, elle se penche et se penche, tend un bras aussi loin que possible pour saisir... une carte de fidélité. Un petit carton rose et mauve avec le nombre et l'adresse de l'établissement. Au dos, plusieurs cases vides.
De retour à la table de Remi, elle dégaine un stylo caché dans sa poche pour écrire quelque chose sur la carte, la retourne pour exposer les cases vides et en rempli une avec un autocollant brillant qu'elle retire du menu. Visiblement très satisfaite, elle tend la carte à Remi.

— Comme ça tu pourras toujours retrouver le Moon. Si tu veux venir avec des amis ou des gens de ta famille, n'hésites pas. Je suis ouverte tous les jours sauf le mardi et parfois le mercredi après-midi.

La carte est signée de son prénom ainsi que d'un numéro de téléphone portable.

— Tu n'as qu'à m'appeler si un jour tu veux être sûre que c'est ouvert. Ou m'envoyer un sms.