Un nouveau soupir. Gentiana fixa la notification sur l’écran de son téléphone avant de le reposer face contre table. Le travail, encore, toujours, alors qu’elle sursautait à la moindre vibration en espérant voir le nom de Vladymire ou Cérès apparaître en grosses lettres pixelisées.

Jusqu’ici, rien, et l’échéance approchait à grands pas. Oh, Cérès allait l’entendre lorsqu’elles la découvriraient en pyjama chez elle, absorbée par une série ou dieu savait quoi encore…

Et finalement, un nouveau texto, d’un destinataire désiré cette fois. Gentiana rangea vite ses affaires, appuya plusieurs fois sur le bouton de l’ascenseur, salua Iorek en partant et prit la direction du parc.

Elle fut soulagée d’y découvrir Vladymire et son grand sourire, et tout autant surprise d’être soulagée : Cérès n’avait pas disparu après tout, alors pourquoi craindrait-elle que Vladymire s’y mette, elle-aussi ? Pourtant, elle ne répondit pas à sa question première, clairement hésitante (Une rareté pour elle. D’être hésitante, non, mais de le montrer ? Ça, c’était quelque chose) parce qu’elle n’allait pas mal, mais n’avait pas le sentiment d’aller bien non plus. Elle s’attaqua tout de suite au vif du sujet.

— Toujours pas, non. Je t’aurais immédiatement mise au courant.

Elle baissa les yeux, avant de se rappeler quelque chose.

— Oh, et bonjour Vladymire.

La politesse la plus élémentaire lui avait échappé. Elle n’était définitivement pas dans son assiette. Jouant avec le cuir noir de la montre à son poignet, elle consulta l’heure même si plus personne ne les attendait nulle part.

— Je suis sûre qu’elle a seulement eu beaucoup de travail...

Le mensonge ne la seyait pas, mais elle ne réalisait même pas prononcer celui-ci.

— Enfin. Je me suis garée par là. Je t’en prie, Vladymire.

Le trajet jusqu’à l’appartement de Cérès fut bref : Gentiana eut tout pile le temps de demander à son amie si sa journée s’était bien passée qu’elles se garaient déjà.

Cela aurait dû la rassurer, de découvrir sa voiture bien à sa place — et ce fut le cas… Pour quelque maigre seconde tout au plus. Lorsque Vladymire retourna de sa brève confirmation avec ce ton, cette optimisme, Gentiana comprit que les choses continueraient à empirer.

Elles ne trouveraient pas Cérès chez elle : elle en eut la certitude avant même que son amie ne sonne puis patiente dans ce silence trop lourd. Gentiana ne lui avait répondu jusque ici qu’avec des hochements de tête, plongée dans ses pensées autant que son appréhension, mais sa théorie de la douche la fit sourire.

Mais pas avec humour. Un sourire incroyablement triste.

— Sans doute.

Quand vous rendriez-vous à l’évidence ? Il y avait des premières à tout, mais Cérès était trop seule pour simplement se passer de vous de son plein gré.

Gentiana songea : de moi peut-être. Après tout elles étaient amies sans l’être — mais pas de Vladymire. Elle prit machinalement la clé qu’on lui tendait, la tête bruyante comme une machine à laver, puis passa la porte.

La sollicitude de Vladymire était touchante : c’est son questionnement qui la tira pour de bon de ses idées froissés.

— Je comprends. Elle regarda la clé dans sa main, puis releva les yeux en une expression qui se voulait rassurante. Mais si Cérès t'a donné un double, c'est qu'elle te fait confiance pour l'utiliser lorsque nécessaire. La situation s'y prête, tu ne penses pas ?

Elle marchait jusqu’à l’ascenseur en même temps qu’elles parlaient : il se referma derrière elle et commença son ascension jusqu’au dernier étage.

— Si elle ne répond pas et que nous rentrons, pour finalement entendre l’eau de la douche couler… On fera simplement demi-tour, d’accord ?

Tant mieux si Vladymire était hésitante : c’était ce qu’il lui fallait à Gentiana pour reprendre la bride de son corps, sa tête, fermement en main. Et au delà de ça demeurait cette impression : les actualités ne lui avaient pas échappé, les disparitions, les meurtres. Il y avait cette peur en elle, une crainte à résoudre et rationaliser, qu’elle aurait trouvé absurde si les dernières semaines ne lui étaient pas restées en travers de la gorge.

Sa vie était pareille à une devanture devant laquelle on passe tous les jours pour finalement s’arrêter avec cette impression que quelque chose a changé, sans savoir mettre le doigt sur quoi. Est-ce que les volets avaient toujours eu ce bleu là ?

Les voilà devant la porte. Gentiana ferma le poing, qu’elle amena près du bois, hésitant un bref instant avec ce pressentiment là, dans son cœur, son estomac, qu’il y aurait un avant et un après son geste.

Elle toqua finalement.

Le silence, il —
Oh, ce qu’il faisait, comme vacarme.

Le sanglot pénible d’un bébé coupa le silence en deux : il y avait celui d’en bas, rompu par intermittence, et celui d’en haut, solide, opaque. Cérès ne répondait pas, à vos messages, à vos appels, ni même à vos mots une fois passée la porte. La lumière était éteinte : tu l’allumas tout naturellement, t’attendant presque à voir une petite tête blonde sortir de derrière la canapé en te criant “surprise !”.

Il ne se passa rien de tel.
Ce que tu aurais aimé qu’il ne s’agisse que de cela : Cérès qui fait l’idiote. Hélas, les choses étaient rarement si faciles.

L’électricité n’était pas coupée : ça rayait la théorie du voyage, quoique Cérès n’y penserait peut être pas avant de partir. Mais sa voiture, alors ? Tu serras les dents. Et encore ce silence à vous rendre sourdes…

Ton cœur pulsait dans tes oreilles, puis dans tes mains, jusqu’au bout de tes doigts. Mais ce n’était pas le moment. Tu te souvins ce que te disait ton frère : Inspirer durant 4 secondes, bloquer son souffle pour 7, et expirer en 8. Tu retrouvas peu après Vladymire, avec la crainte qu’elle s’envolerait elle-aussi si tu t’éloignais d’elle trop longtemps.

Tu ne savais pas quoi lui dire : tes observations t’inquiétaient trop pour que tu les prononces.

— Rien ?

Une question presque rhétorique : tu connaissais déjà la réponse. Tu tiras le téléphone de ta poche en retenant un soupir contrarié, avant de glisser jusqu’au nom de Cérès dans ton répertoire. Au bout du fil, tu entendis sonner. Et puis son téléphone sonna à elle aussi.

Tu relevas les yeux, surprise, avant de te tourner vers Vladymire.

— La chambre.

Pas une question, non : une conclusion. Tu t’y dirigeas, pris tout de même la peine de toquer au cas où vos tribulations et la sonnerie ne l’avait pas alerté de votre présence, et poussas la porte.

Pour changer : personne.

Ce n’était pas pour le mieux, mais au moins pas pour le pire. Le pire aurait été un cadavre. Mais le lit était vide et la chambre sans traces de lutte apparentes. Restait la question du téléphone, abandonné là sans Cérès à l’horizon. Tu pouvais excuser la voiture en bas, l’assourdissant silence, les réponses qui ne venaient jamais, mais tu savais qu’elle ne partirait pas son smartphone. C’était l’une des pires choses que vous auriez pu trouver, et le voilà dans les mains de Vladymire.

La nuit du 14 Février.
Tu te sens soudain bête de tes soucis de ce jour là, avec l’invitation à demi-mots de Vulcain, ton impromptu sommeil dans ton bureau et l’anniversaire d’Iorek, alors qu’il se passait dieu savait quoi ici. Tu aurais dû être là, même si rien n’indiquait une disparition future. Tu aurais dû être là, tu aurais dû te savoir.

Ta gorge se serre, mais tu articules.

— Je vois.

Tu es bien incapable de formuler des réponses de plus de deux mots depuis que vous êtes rentrées ici.

Ton regard suit celui de Vladymire et tu t’approches de la photo de famille que tu regardes par dessus son épaule. Elle est reconnaissable Cérès, même enfant. Tu déduis l’homme en habit de prêtre comme son père et la femme au bonheur solaire comme sa mère. Quant au frère, tu n’en as jamais entendu parler non plus.

Finalement, Vladymire s’assoit : tu l’as rejoint avec le lit qui grince doucement sous vos deux poids. Sa question te secoue, toi qui a toujours réponse à tout, parce que pour la première fois, tu ne sais pas quoi lui dire. Vous deviez entrer ici, trouver Cérès, lui passer un savon, puis rester jusqu’à tard dans la nuit à regarder des navets en grignotant des sucreries.

C’est bien, vous étiez rentrées. Et maintenant quoi ?
Elle n’était nulle part.

Envolée. Disparue.

Tu ouvris un dossier là, rangée dans ta tête, à côté des dictionnaires et des encyclopédies. Parce que toute jeune, rien pour toi ne faisait sens, tu t’étais dit que la réponse était bien quelque part. Si tu savais tout, tu finiras bien par tomber sur quelque chose qui te dirait pourquoi.

Au demeurant, ça t’échappait encore, mais tu savais au moins le comment et le que faire.

Alors, Gentiana, que faire ?
Tu savais tout. Tu savais ça aussi.
Tu ne te prononçais jamais, et n’avait jamais tort.
Qu’est-ce qu’on fait, en cas de personne disparue ?

Tu fermas les yeux.

— On doit contacter la police.

Bien. Et puis ensuite ?

— Comme Cérès est adulte, leur juridiction est limitée, mais nous avons des raisons de penser qu’elle n’a pas disparu volontairement.

De quoi te mettre les frissons. C'est que quelqu'un l'a fait disparaître. Qui ? Tu caches cette feuille derrière les autres dans ton dossier. C’était trop tôt pour ça. Pas le moment, pas avec Vladymire à côté de toi.

— Il nous faudra leur fournir plusieurs informations. Adresse, date de naissance (elle tira aussitôt son agenda de sa valise en bandoulière), description de son physique et des vêtements portés la dernière fois qu’on l’a vu. Également au moins 3 photos d’elle. Pour commencer, en tout cas.

Voilà pour la police. Tu la barres de la liste et procède à la ligne suivante.

— On doit contacter son travail et ses parents. Un certificat de naissance nous donnerait leurs noms.

La police devrait vous aider. Après ?

— Ses voisins aussi. Puis appeler les hôpitaux au cas où elle a eu un accident sans pouvoir nous prévenir.

La ligne suivant disait : les morgues. Tu la passas impunément.

— Vérifier les réseaux sociaux et y alerter de sa disparition. Puis les médias locaux. Ton domaine, ça, Vladymire. Maigre sourire. Elle était bien contente qu’elle soit là.

Elle vérifia les premières pages de son agenda où elle inscrivait les anniversaires sur un calendrier compact, avant de les reporter une seconde fois sur les grandes pages. Cérès, le 9 Juillet. Coup d’œil à son téléphone.

— Je suppose qu'1234 ne fonctionne pas ?

La police, donc. De ceci, Gentiana pourrait se charger : ce ne serait pas son premier contact avec eux, dans le cadre de son travail comme dans celui de sa vie personnelle. Il y avait bien cette fois où Leah avait disparu, ou celle où il avait terminé en garde à vue. Même lui devait connaître quelques prénoms, à force, parmi le personnel du commissariat.

Et désormais : le téléphone. Elle hocha la tête à une Cérès absente lorsque sa suggestion échoua (c’est bien, je suis fière de toi disait-elle à personne) et se décomposa lorsque celle de Vladymire fonctionna. Elle devrait se réjouir au demeurant — nul doute qu’elles y trouveraient quelques indices supplémentaires quant à l’absence de leur amie — mais cet écart était trop désespérant pour une employée au ministère, et Gentiana se fit violence pour ne pas le commenter.

La question de Vladymire eut le mérite de la tirer de sa désillusion, et elle mit ses lunettes avant de prendre prudemment le téléphone en main, comme s’il allait exploser d’une minute à l’autre. Elle lut une première fois la conversation, puis une seconde, et une troisième, juste au cas où, avant de capituler d’un :

— Quoi ?

Renard ? Voleur de visage ? Bannir de la réalité ? Pourtant, les horaires coïncidaient : tout indiquait qu’il s’agissait là de la dernière conversation entretenue par Cérès avant de s’envoler.

Le vase débordait depuis longtemps, à vrai dire la pièce entière était inondée depuis une éternité, mais ce fut cette goutte là qui fit grimacer Gentiana.

— C’est… Intéressant.

Ne leur restaient qu’à espérer que la police les prendrait au sérieux malgré ça.

Elle rendit le téléphone à Vladymire, songeuse. Le chemin était clair maintenant, aussi clair que pouvait l’être une route qui semblait mener droit en bas et dieu sait où — et pourtant Gentiana ne se résolut pas tout de suite à l’emprunter. Il leur fallait se lever du lit, fouiller la chambre, interroger les voisins, aller à droite puis gauche, puis à droite encore. Il leur fallait tout ça, et plein d’autres choses encore, mais elles restèrent immobiles.

Au bout d’un moment, Gentiana laissa tomber sa tête sur l’épaule de Vladymire.

— Comment tu te sens ?