clic!

tu regardes le chronomètre, essouflée. pas mal. pas mal du tout. ça n'est pas ton record, mais cela reste un score honorable. et puis tu as brûlé presque 1000 calories aujourd'hui.

tu quittes la piste d'athlétisme, indifférente aux regards – appréciateurs, interrogateurs, critiques, avides – qu'on te coule. une serviette pour essuyer la sueur qui perle à ton front, une bouteille d'eau pour étancher ta soif. tu changes de playlist pour quelque chose d'un peu plus doux, propice à la détente et aux étirements qui délasseront tes muscles après toutes ces heures à courir en rond en quête d'un idéal que tu n'es même pas certaine de vouloir atteindre.

que veux-tu, Ysé?

tu veux…

ah. la faim. bien sûr. heureusement que tu as pensé à prendre de quoi manger. une belle pomme rouge, entre 60 et 75 calories, un effet coupe-faim, riche en antioxydants et en vitamine C. mais le fruit ne l'entend pas de cette oreille et t'échappe des mains, roulant au sol jusqu'à heurter les pieds de quelqu'un.

– Ah… Mes excuses.

la pomme fait un bruit mat entre tes mains quand tu la rattrapes au vol.

– Joli lancer. Merci.

cette drôle d'impression qui court le long de ton échine. mal à l'aise, tu sens le sang affluer à tes joues déjà bien rouges, alors tu mords dans le fruit pour te donner une contenance. la fine peau cède aussitôt, tes dents plongent dans la chair croquante et doucereuse. une variété de pomme qui n'a vraiment aucun intérêt, mais c'est tout ce qu'il te restait. et sa couleur est si appétissante…

– Vous êtes un coach? Je n'ai pas le souvenir de vous avoir jamais vu ici.

c'est une bonne question, ça, Ysé.

qu'est-ce que tu fuis? qui te poursuis?

mais bien sûr, si tu avais la réponse, ce serait trop simple… n'est-ce pas?

ou peut-être que tu l'as cette réponse. mais tu ne peux pas décemment répondre «la faim» à cette inconnue, n'est-ce pas? non, vraiment pas non. alors tu ris, un rire nerveux, pour tenter de chasser le malaise.

– Je fais juste ma séance de sport.

et c'est la vérité, au fond. tu es venue ici par habitude, parce que tu as un abonnement, parce que tu avais besoin de te défouler un bon coup. le deuil d'Arden est toujours aussi lourd à porter, avec l'enquête qui piétine; Nicky est à la fois plus présente et plus distante; et Richard Breckenridge…

– Vous venez souvent philosopher dans les gyms?

tu as l'habitude de te faire aborder, ici ou ailleurs. tu es belle, tu fais envie, tu en as conscience et tu sais profiter de tes charmes pour t'attirer des faveurs. alors tu te demandes si c'est de ça qu'il s'agit, si les questions socratiques de cette inconnue ne sont qu'un leurre pour attirer ton attention. c'est ça, ce que tu voulais savoir. mais sa remarque te prend de court.

– …

elle s'approche,

et sa voix douce te susurre ton prénom et ta faim. elle ne devrait rien savoir de tout ça, Ysé. rien savoir du tout de toi. tu n'es personne. une petite chose insignifiante, transparente, vouée à l'oubli – à la dévoration.

ces yeux jaunes…

tu t'approches, à ton corps défendant. n'est-ce pas elle, qui te poursuis et que tu devrais fuir?

– … Toujours.

tu sursautes.

… qu'est-ce qu'il vient de se passer, exactement? difficile à dire. c'est comme si tu avais eu une absence.

(les yeux jaunes)

tu clignes des yeux, confuse, passe une main sur ton visage. un petit sourire mal assuré, mais un sourire tout de même.

– Euh… Oui, avec plaisir, mais…

quelque chose te dit que poser une question ne servira à rien, alors tu laisses ta phrase mourir au coin de tes lèvres, suspendue entre vous deux. l'invitation t'intrigue, toute la situation t'intrigue et tu adore ça. tu vas pouvoir raconter tant de choses à Leto quand elle refera son apparition dans ta vie – elle ne répond pas à tes messages dernièrement mais tu as l'habitude.

– Je prends une douche et je vous rejoins?

oui. ce sourire: un magnifique couteau qui tranche là où la peur devrait être. il te retourne tout l'intérieur de l'être et de l'âme. tu bredouilles quelque chose et t'enfuis comme une collégienne, sac sous le bras, pomme à peine entamée en main, condamnée à ne jamais être mangée.

l'eau chaude – comme une délivrance.

à la sortie elle est là, comme convenu. quand tu la rejoins, tu ne sens même pas le besoin de lui sortir le «désolé pour l'attente» qui te serait spontanément venu: elle ne te donne pas l'impression d'avoir attendu, elle est juste… là où elle a dit qu'elle serait, au moment exact où il fallait qu'elle le soit. mélange de soulagement et d'appréhension mais la curiosité, la fascination, (la f a i m) l'emportent.

– Dites… Je ne connais même pas votre nom, alors que vous connaissez le mien?

il semble que ce n'était pas la question à poser, un détail que tu veilles à placer sur l'un des plateaux de la balance. tu es loin d'être stupide, Ysé, tu vois bien que quelque chose cloche dans toute cette situation. ça n'était pas comme ce dîner avec Richard Breckenridge, où la menace était frontale, explicite. plutôt un sentiment diffus d'étrangeté. c'est la première fois que tu ressens ça et… c'est terriblement excitant, n'est-ce pas?

alors tu ne te laisses pas décontenancer, tu ajustes le poids de ton sac de sport sur ton épaule et tu pointes un peu plus loin derrière vous, détendue et radieuse comme si tu n'avais aucun souci en ce bas monde.

– Et bien… il y a un restaurant de poke bowl juste à côté, qui est plutôt bon. Si ça vous tente?

un mouvement de surprise quand tu sens le sac t'être retiré, suivi d'un grand rire frais.

– Que me vaut l'honneur de tant d'égards?

c'est agréable, parfois, de se faire traiter comme une princesse. tu ne vas pas t'en plaindre. peut-être que l'inconnue va s'enfuir, ton sac sur le dos? ce n'est pas comme si il y avait quoi que ce soit de précieux là-dedans. mais non, elle reste et tu te doutais bien qu'elle resterait.

vous n'êtes pas seules dans le restaurant. avec ses plats roboratifs, rapides à préparer et bon marché, enveloppés dans un joli discours healthy et eco-conscious, il est toujours bondé de sportifs qui, comme vous, viennent chercher le réconfort après l'effort. par chance (?) il reste une petite table pour deux.  

– Bon! Qui t'as parlé de moi, Socrate?

une personne d'intérêt.

tu ne sais pas comment réagir alors tu restes muette, fixant ton interlocutrice d'un air incrédule. et puis tu ris, encore, mais ce rire-là sonne faux, un peu forcé, comme si sa chaleur cherchait à masquer à tout prix le froid qui s'insinue jusque dans la moelle de tes os.

– Moi? Il y a des milliers d'autres femmes dans cette ville comme moi.

elle te parle de ta mère et ton cœur sombre. elle n'avait pas à dire ça. elle n'avait pas le droit de gâcher ce moment en te parlant d'elle. le souvenir de ta mère est un poignard à ta gorge, une déclaration de guerre, un sabotage.

tu ne te sens même pas devenir mauvaise. venimeuse.

– Je n'ai besoin de personne pour ça.

toute petite voix, chavirée par la haine. tu es tendue comme un arc, le regard noir, les jointures blanches. l'envie de pleurer t'oppresse de ses mille mains brûlantes. et ta faim hurle à la mort comme une horde de loups.