Le temps passe, et parfois, il se dit que tout va redevenir normal, Danh. Il ne le croit pas, hein, parce que la grande question est : que veut vraiment dire normal ? Personne ne sait. Et puis, tous les jours, il arrive à créer un peu plus de sable. Et puis tous les jours, il repense aux liens qui les unissent. Et puis tous les jours, il essaye de maintenir son ancien rythme de vie… Jusqu’à ce qu’il se souvienne qu’il n’avait pas de rythme de vie avant tout ça. Du coup, il retourne dormir, Danh. Parce qu’il se dit que comme ça, il ne pourra causer de tort à personne. Puisque visiblement, dans l’équation, l’option de crever et de faire sentir sa mort à un degré plus ou moins violent à huit autres personnes fait partie du contrat.

Et aujourd’hui n’est pas un jour qui change des habitudes : il ne sait même pas l’heure qu’il est quand il entend toquer à sa porte. Il ne répond pas. C’est pas important. Puis surtout, la dernière fois qu’il a ouvert à quelqu’un qui tambourinait contre sa porte, ça s’est fini sur une quasi malade. Alors, merci, mais non merci, l’hôpital public, c’est le quartier d’à côté. Et c’est qu’il pensait pouvoir retourner à son occupation, Danh… Mais non. Y a quelqu’un qui est vraiment rentré chez lui. Y a quelqu’un qui sait que c’est chez lui. Y a quelqu’un qui… Ok, on a compris, Danh, il faut s’activer.

Il ne lui faut qu’un rapide coup d'œil pour déterminer l’intrus. Qui n’est en réalité par un intrus. C’est rassurant. « Ah… Charlotte ? Attends t’es rentrée comm…, il se fige Danh, parce que la mémoire lui revient - le temps qu’il émerge, quoi, ça se fait pas d’un coup. Ah, ouais, ok, t’as les clefs. Cool. ». Soupir. Ce n’est pas qu’il n’est pas heureux de voir sa sœur, c’est en réalité plutôt le contraire, même, mais disons qu’il n’était pas forcément prêt à l’accueillir comme ça, à la sauvage, sans une once de préparation - parce qu’à savoir, il se serait réveillé genre… une minute avant son arrivée, quoi. « T’aurais pu faire comme les gens normaux, envoyer un texto ou un truc du genre… ». Cette idée de venir faire la morale… Alors que lui même ne respecte pas ça. « Ouais, en fait, j’aurai même pas entendu, et t’es toujours la bienvenue ici de toute façon. ». Maigre sourire sincère qu’il affiche, Danh. « T’es venue pour un truc en particulier ? Enfin, tu veux boire ou manger un truc ? Je me réveille là, j’ai rien de prêt, mais ça peut se faire. ».

« T’en fais pas. ». Haussement d’épaules, après tout, ce n’est pas rare que quelqu’un le réveille, et après tout, c’est lui-même qui mène une vie - qu’il a choisie de mener - en décalage de ce qui semble habituel. « Je te prépare ça. ». Quelques pas en direction des meubles afin de préparer la cafetière pour deux personnes. « Tu prends du sucre dans ton café ? ». Une fois la réponse obtenue, il sort deux tasses qu’il vient poser à proximité de la machine, histoire que tout soit prêt au moment voulu.

En attendant, il retourne au salon où se trouve Charlotte. Il s’apprête à lui demander ce qu’elle vient faire par ici - même si à vrai dire, elle a le droit de ne pas avoir d’excuses pour venir le voir - mais, Charlotte prend la parole avant lui, et parle de leur sœur. « Ah. ». Simple réaction. Que peut-il bien en dire de plus ? Il n’en sait rien. Enfin, vu la manière dont c’est amené, ça prête presque à croire que Charlotte n’avait pas revu Margiold depuis. Il réfléchit un instant, est-ce que Marigold lui avait parlé du fait qu’elle n’avait pas recroisé leur sœur aînée depuis qu’elle est arrivée à Polaris ? Il ne s’en souvient plus. Où alors, il n’a pas fait attention à ce détail, c’est aussi une possibilité. Et enfin, en tout cas, elle ne lui a pas non plus dit qu’elle l’avait croisée au Mini-Market. « Ouais, elle passe de temps en temps, mais j’étais pas au courant. ». C’est un peu au même moment qu’il se rend compte qu’il n’a jamais dit à Charlotte qu’il avait recroisé leur petite sœur… A vrai dire, tout simplement parce que c’est de la logique pure pour lui que d’aller à la rencontre des siens quand ils sont proches. Mais bon, Danh a également appris à ses dépens que sa logique n’est pas nécessairement celle de tout le monde.

Un rapide aller-retour en cuisine le temps d’aller chercher les deux tasses de café, il vient en donner une à Charlotte, garde l’autre avec lui. « Mais ouais, ça va faire genre presque un an qu’elle traîne aux CDC. ». Un peu moins d’un an, peut-être, il ne sait plus, Danh, question temps, il n’a jamais été le gars le plus précis. « Je pensais qu’elle était venue te dire bonjour, me semble que je lui avais filé ton adresse… ». Par contre, j’ai totalement oublié de te refiler l’adresse de Marigold, à toi… Il se garde bien d’en parler, Danh. Même si une bourde est une bourde, il assumera totalement.

De son point de vue à lui, Danh, il trouve que c'est un brin infantilisant que d’entendre Charlotte lui faire la morale de la sorte. Ah, évidemment, il sait qu’il n’a pas forcément agi de la meilleure des manières. Il sait qu’il aurait peut-être pu y penser plus tôt. Mais, en même temps, on ne lui a rien dit, à lui, Marigold ne lui a jamais dit qu’elle avait croisé Charlotte… Bon, et Danh ne s’est jamais renseigné, c’est vrai qu’il y a des tords de chaque côté. Il soupire, Danh. Un long soupir. Il n’a pas envie d’en entendre plus. Parce qu’il sait qu’il est à moitié en erreur dans l’histoire, et qu’il en est au courant, alors, si on pouvait éviter d’en entendre plus… « Ouais, ouais. J’aurais pu, j’ai oublié. ». Et c’est comme ça. Il ne cherchera pas à se justifier, Danh, une trop grosse perte de temps. Il prend une première gorgée de café. La chaleur a au minimum pour effet de le réveiller complètement. Il pose la tasse sur la table, et se laisse s’écrouler sur le canapé. « Enfin… Excuse-moi, vos retrouvailles se sont bien passées ? ». Il tâche de faire bonne figure… Du mieux qu’il le peut. Parce que derrière lui, il entend Charlotte touiller un peu trop fort sa cuillère dans sa tasse.

Et ce qu’il entend… Disons que c’est étonnant. Charlotte, se disputer avec quelqu’un ? C’est que ça sonne assez surprenant quand on sait un minimum qui elle est… Mais c’est néanmoins la suite de sa phrase qui fait légèrement grincer des dents à Danh. « Ah… J’espère que ça s’arrangera entre vous. Je peux lui parler si tu veux. ». Il propose, sans grande conviction, Danh, parce qu’il n’est pas certain de parvenir à y arriver, si jamais ça devait se faire. « Je sais pas si elle acceptera de partir juste parce qu’on lui dem…, ahem, parce que tu lui demandes. ». Il n’est pas des plus doués, Danh, pour cacher que lui aussi, il ne serait pas contre le fait que Marigold s’éloigne un peu de Polaris. Il ne serait pas contre non plus pour que Charlotte s’éloigne aussi. Parce qu’il a beau ne pas spécialement saisir tout ce qu’il se déroule, il n’en est pas moins au courant et concerné. « Mais, t’en fais pas pour moi. C’est gentil du conseil, mais ça va aller. ». Il se retourne, Danh, pour faire face à Charlotte. Non, bien sûr que non, ça ne va pas aller. Parce qu’il ne sait déjà même pas quel destin l’attend en ouvrant sa porte d’entrée…

Il a le sourire fatigué, Danh. Le ville est devenue dangereuse. Comment le sait-elle ? Il fabule peut-être un peu trop, après tout, ça fait des mois qu’on parle d’un tueur en série qui traîne la nuit, dans les rues… Elle craint peut-être simplement pour ça, Charlotte ? Il n’y a pas à voir le mal partout, il n’y a pas à s’imaginer plus. Par contre, il y a peut-être à la tenir au courant… Ah, étrangement, ça s’annonce un poil plus compliqué que ça l’a été pour Marigold. Déjà, parce que pour Marigold, Danh n’avait pas encore connu la mort. Il n’avait encore rien ressenti d’aussi fort. D’ailleurs, il s’en veut encore un peu tous les jours, d’avoir présenté à Marigold tout cela avec tant de légèreté. Il n’y a rien de léger. C’est sérieux, c’est grave. « Est-ce que tu es simplement venue pour me demander gentiment de quitter la ville ? ». L’expression grave, un sérieux sans faille ; rare, venant de Danh. Oh, il n’accuse pas à sa sœur le fait d’être venue prendre de ses nouvelles et de lui dire de faire attention ; disons que c’est même l’inverse. Il voudrait en quelque sorte la remercier, sans doute la protéger, s’il pouvait, au moins la savoir en sécurité.