Gentiana regarda sa montre, puis l’heure imprimée sur l’affiche, puis sa montre de nouveau. Ce petit jeu durait depuis deux bonnes minutes : ça lui apprendrait à prendre le bus, à se juger trop fatiguée pour la voiture aujourd’hui. Elle ne serait pas chez elle avant un moment, si ce retard de 15 minutes se transformait en absence, et il y avait ce froid qui s'installait, ces étoiles qui se tissaient dans le ciel pour peu qu'elles y restent.

Elle était seule semblerait-il, aussi se permit-elle de se masser l’arrête du nez avec une expression chiffonnée. La journée se déroulait comme sur des roulettes (et ce qu’elle aimait cette expression) jusqu’à ce que ce petit caillou vienne faire dégringoler son chariot. Elle resta paralysée cinq minutes supplémentaires, pesant le pour puis  le contre de rester ou partir, commencer la route à pieds, avant qu’une petite pluie ne commence à tomber, puis s’abattre.

Elle avait donné son dernier parapluie quelques jours plus tôt. Son frère lui disait bien d’arrêter de les distribuer comme une espèce de fée bizarre des averses, surtout quand il ne lui en restait qu’un, mais elle n’avait jamais été amené à le regretter jusqu’à maintenant. D’habitude, elle se souvenait d’en racheter. Mais pas cette fois. Pas avec tout —

Et puis peu importe.
La pluie passerait sans doute. Autrement, elle apprendrait à prétendre l’apprécier.

Elle s’assit sagement sur l’inconfortable siège et sortit son téléphone pour éviter l’introspection et l’anxiété qui lui venait tout naturellement avec le silence.

Le bruit de la pluie se mêlait à celui des voitures jusqu’à ce que l’une d’elle s’arrête non loin d’elle. En pleine lecture d’une interview d’Amy Jmain, Gentiana releva le nez pour découvrir des vitres teintées, et petit à petit : un visage.

Juste alors qu’elle pondérait quel serait son prochain problème — la soirée était si bien partie après tout —, elle entendit son nom.

Giesler. Oui, c’était elle. Les questions fusèrent trop vite pour qu’elles y répondent de suite. À vrai dire, elle se demandait surtout qui c’était ce type.

Les vitres sombres, l’air bien propre sur lui, et puis il connaissait son nom. Sans en être particulièrement protectrice, elle ne le donnait pas à n’importe qui, et à vrai dire son entourage n’était pas suffisamment étendu pour qu’elle le connaisse d’autre part que le travail, autrement il l’appellerait par son prénom.

Elle pourrait presque s’attendre à croiser ce monsieur dans l’ascenseur du bureau demain. En fait, plus elle y songeait, plus elle avait le sentiment que ça avait déjà été le cas par le passé. Elle s’approcha, replaçant son sac sur ses épaules et une mèche de ses cheveux humides bien à sa place..

— Oh. Bonsoir. Je vais bien monsieur, j’attends seulement mon bus qui a… un peu de retard.

Un euphémisme : elle considérait ces 20 minutes comme un énorme affront à la ponctualité.

D’un coup d’œil discret, elle observa, espérant désespérément trouver un indice supplémentaire sur l’identité du garçon. Si la tentation de prétendre parfaitement se remémorer ce distant collègue s'invitait dans son esprit, il était hors de question de monter dans la voiture de quelqu’un dont elle ne connaissait même pas le nom.

Elle devait lui poser la question.
D’un instant à l’autre.
D’ici quelques secondes…
Bientôt.
Prochainement.

Faites qu’il ne remarque pas son air désemparé : elle vivait la chose comme un véritable cauchemar social.

— Écoutez, je suis vraiment, vraiment désolée, mais je ne suis pas certaine que nous ayons déjà été présentés ? J’ai au moins le sentiment de vous avoir aperçu au travail mais…

Elle rougit si fort que la pluie pourrait presque se changer en vapeur en glissant sur sa joue.

— Je suis vraiment désolée.

Dans la longue liste des possibles impolitesses, ne pas se souvenir du prénom de quelqu’un qui connaissait pourtant le nôtre était tout là-haut pour Gentiana, juste à côté de doubler une personne dans la file d’attente sans s’en rendre compte. Elle considérait que les gens se devaient des choses les uns aux autres, à commencer par la réciprocité : de quoi la rendre livide de constater qu’elle avait échoué à sa clause du contrat social.

Ils n’avaient pas été présenté : c’était tout bonnement impossible. Elle se souviendrait de lui, et songea que même si ça n’avait pas été le cas, elle ne l’oublierait au moins pas.

Puis il posa son nom là, comme ça, comme si ce n’était rien.
Gentiana cilla, pencha légèrement la tête dans une question silencieuse, un “Pouvez-vous répéter ? je crois que je n’ai pas très bien compris.” implicite.

Si elle ne se ferait pas l’affront de considérer la possibilité qu’il existe deux Nori Wallace à Polaris, elle aurait beaucoup aimé être sortie d’affaire par une coïncidence aussi énorme.

Il précisa tout de même son poste, ce qui acheva de planter dans l’esprit de Gentiana l’idée de tout simplement refuser la proposition de son patron, puis se jeter sous ses roues lorsqu’il redémarrerait sa voiture.

— Oui, oui, je sais parfaitement qui vous êtes, dit-elle d’une petite voix honteuse.

Ça aurait été le moment parfait pour faire une petite blague rocambolesque sur l’ironie de la situation, mais l’humour n’était pas son fort. Le point positif, c’est qu’elle n’avait pas tort au demeurant : ils n’avaient jamais été présentés — pas autrement que par mail. Elle se souvenait encore du premier qu’elle lui avait écrit, relu 4 fois pour qu’elle se rende une fois celui-ci envoyé qu’elle l’avait signé d’un Cordilement.

— Ah, les affres de la hiéarchie… C’est néanmoins un honneur de pouvoir enfin vous rencontrer officiellement, Monsieur, même en dépit des… Circonstances.

La pluie. Elle commençait à avoir un peu froid, pour être honnête, et s’en distrayait avec un petit rire nerveux.

Elle comptait refuser sa proposition pour s’éviter une nouvelle occasion de se tirer tout un chargeur de mitraillette dans le pieds, mais les mots de Nori l’arrêtèrent certainement. Tout d’abord : un bon élément ? Où était-il pendant les 5 dernières minutes où elle s'était ridiculisée ?

En revanche, et avec beaucoup plus de sérieux, la mention de la dangerosité de la ville lui noua la gorge. Elle songea à quelqu’un avec un sourire merveilleux et de longs cheveux blonds.

— Oh, nous ne sommes plus au travail, vous n’avez pas à vous sentir responsable de moi.

Elle-même n’était pas très convaincue. Elle baissa les yeux, et demanda :

— Vous comptiez passer par les Clématis ? Je détesterais vous obliger à un détour.

Tant mieux si au moins une des personnes concernées trouve la chose divertissante : Gentiana elle songe encore à se jeter sous ses roues. Elle se crispe lorsque — horreur — son patron avoue ses torts parce qu’ils ne sont pas sensés savoir faire ça, c’est donc forcément le signe qu’elle a fait quelque chose de mal.

— Oh non, c'est moi qui aurais dû…

Débarquer dans son bureau en mettant un coup de pied dans la porte et se présenter sitôt embauchée ? Il aurait tout aussi bien pu décliner son identité durant l'un de leurs trajets d’ascenseur communs : sa réaction n’aurait probablement pas été très différente d’aujourd’hui.

Il ne répond pas à sa question, pas directement, ou plutôt il lui répond oui alors que c’est non. Non, il ne comptait pas passer par les Clématis. Oui, ça lui ferait faire un détour. Et pourtant, il est encore là, à l’attendre. D’accord il ne subissait pas la pluie comme elle, mais son temps était précieux, bien plus que le sien.

C’était probablement de l’argent, ou quelque chose comme ça, si elle en croit l’adage.

— T-très bien.

Elle doit se rendre à l’évidence, de toute façon : la seule fois où elle a dit non à un patron, c’était lorsqu’il glissait sa main sur sa cuisse. Après quoi sa vie s’était écroulée, mais elle supposait que l’équilibre était déjà précaire à l’époque. L’incident avait seulement mis en lumière à quel point la pourriture rongeait les fondations.

Elle grimpe donc dans la voiture, éloignant une dernière fois une mèche mouillée de son visage dans l’espoir de se rendre un peu plus présentable même si c’est peine perdue. À côté de Nori qui étincelle presque, elle a l’impression d’être un chien pouilleux ramassé au bord de la route.

— Merci encore. C’est très aimable de votre part de prendre cette peine.

Elle regarde l’heure au moins 3 fois dans la même minute, cherchant très fort un sujet de conversation pour se distraire de cette impression de ne pas être à sa place. On l’entend presque réfléchir, quand finalement elle s’arrête sur l’impérissable :

— Vous, euh, vous avez passé une bonne journée, monsieur Wallace, j’espère ?

Trop de mots ! lui crie son bon sens. Elle chouine qu’elle fait de son mieux.

Elle songe en silence que ses journées et les siennes doivent différer en tout point, jusque dans leur banalité.

À son sourire, Gentiana se rassure un peu : elle croit déceler un peu de pitié dans ces yeux-là, mais elle la préfère  au dégoût ou au dédain. Certains diront que c’est du pareil au même, seulement un autre genre de mépris. Certains parlent de ce qu’ils ne connaissent pas, pas comme elle le connaît.

La suite cependant la fait détourner des yeux. Prise la main dans le sac ? Pas vraiment. Elle se forçait sur bien des choses, et bien sûr ressentait ce besoin de faire bonne figure devant son patron, surtout après cette douloureuse première introduction mais…

—  Oh mais je ne me force pas... Un petit rire embarrassé. Ma préoccupation est vraie, même si la conversation n'est pas mon fort.

Bientôt, les voix de la radio bercent la voiture à l’unisson de la pluie qui s’écrase, et Gentiana pourrait presque se laisser tomber pour peu qu’elle soit dans une compagnie différente. Elle dormait mal, ces temps-ci. Enfin, elle dormait toujours mal de toute façon, elle ne se souvenait pas de la dernière fois qu’elle s’était réveillée en forme et reposée, se faisait dans l’idée que ça n’arrivait plus une fois adulte et responsabilisé - mais elle dormait particulièrement mal depuis…

Depuis qu’elle sursautait à chaque fois que son téléphone sonnait, et s’affaissait lorsqu’elle découvrait un autre nom que celui tant espéré apparaître sur l’écran. Depuis qu’elle se retournait dans la rue sur chaque jeune fille aux longs cheveux clairs et à la voix pétillante. Depuis qu’elle écoutait la radio tendue, craignant qu’on annonce un autre cadavre, une autre victime, et que cette fois-ci elle lui soit familière.

Mais rien là non plus. Même pas de politique : c’était dire. Elle écoute les ondes d’une oreille distraite mais se redresse quand Nori lui pose une question tout à fait inattendue.

Par réflexe, elle jette un coup d'œil à ses collants, ses vêtements, craignant d’y découvrir des poils de chat tant l’interrogation est spécifique. Puis elle la ressasse. Elle sait à ceux qu’elle devrait songer, et pourtant l’image qui la frappe d’abord, c’est celle d’un homme bien vêtu adossé à un distributeur automatique, au rez-de-chaussée d’un hôpital de nuit. Ses yeux brillent encore même par delà son souvenir.

Elle secoue la tête, pour chasser et nier tout à la fois.

— Pas vraiment.

La radio se fait lointaine. Il lui paraît que leur petit morceau de monde se détache comme un continent, qu’ils roulent désormais sur des routes infinies, accompagnés seulement par la pluie qui tape comme un disque rayé.

— Ce ne serait pas bien sage d’en avoir comme je suis appartement… Et je n’en ai pas le droit, de toute façon.

La chose lui déplait et elle s’en cache à peine. Mais c’est comme tout le reste : elle songe à plus tard, à quand elle déménagera, quand elle aura plus de temps, quand elle se sentira mieux, quand elle trouvera du sens, quand, quand, quand.

— Mais il y a tout une… mafia de chats errants qui attendent fréquemment au bas de mon immeuble. Elle les verrait ce soir aussi sans doute. On se relaie avec mes voisins pour s’en occuper. Elle trouvait ça assez merveilleux à vrai dire. Ça transparaissait dans sa voix. Alors même s’ils ne sont pas "à moi", je suppose qu’ils sont ma responsabilité… Que je m’en voudrais, s’il leur arrivait quelque chose.

Une pause.

— Vous aimez les animaux, Monsieur ?

Il lui vient une image de cercle, comme ça lui arrive parfois, alors que leur trajet reprend à chaque fois qu’il devrait toucher à sa fin. De même pour leur conversation : en dépit du fait que ni lui ni elle ne sont très bons à ça, elle poursuit tranquillement son petit bout de chemin. Un cercle, oui, comme souvent lorsque des sensations de déjà vu la frappent — mais ses journées se ressemblent tant qu’il ne pourrait en être autrement —, un cercle alors qu’elle répète ses habitudes, ses salutations, ses erreurs.

Au demeurant, ça ne la dérange pas de rester dans cette boucle, cette voiture qui vogue par des pluies torrentielles. Nori est de meilleure compagnie qu’elle ne l’aurait imaginé, et elle moins stressée qu’elle ne l’aurait assumé. Sans doute perd-t-il un peu de sa prestance en dehors des grands bureaux d’Aether Lab, sans doute devenait-il une toute autre personne une fois son étiquette de patron décollée.

Une qui aimait les animaux, pour commencer. Gentiana acquiesce joyeusement à ce qu’elle considère comme un compliment, quant bien même il ne la concerne pas directement mais les félins à sa charge. Son autre réponse, en revanche, l’attriste presque, d’une façon qu’elle ne comprend pas d’abord tout à fait. Elle penche la tête, davantage par empathie que par questionnement quant à son discret changement d’attitude et de voix.

Elle l’a toujours imaginé comme tout en haut du monde, directeur d’un pôle entier dans une entreprise prestigieuse : c’est un homme à succès, propre sur lui dans une voiture onéreuse. C’est ce que ses parents attendent, ce qu’elle attend d’elle-même en dépit de son échec qui la retarde — c’est quelqu’un qui a réussi et enjambé les quand, et pourtant il n’a même pas le temps d’un chat.

Le sourire de Gentiana, éventuellement, se fige et se fane.
La désagréable sensation de ne plus vouloir être comme lui, comme les gens comme lui, pressés avec le temps de rien, lui pique le cœur comme une aiguille qu’on remarque toujours trop tard.

Est-ce que ça en vaut la peine, monsieur Wallace ? Voilà ce qu’elle aimerait lui demander. Elle lui jette un regard en biais pour se préparer à la question, quoi qu’elle la poserait d’une façon tout à fait différente, ou peut-être qu’elle ne la poserait pas du tout, mais le fait est qu’elle croise son regard à lui et que ça l’arrête.

Sa remarque la fait enfiler son sourire un peu désolée : il lui va comme un gant en dépit des années. Si elle n’était pas si ennuyante, elle lui dirait que bien sûr, c’est pour ça qu’il l’a embauché non ? en rigolant un peu mais ça fait longtemps qu’elle a oublié à quoi ressemble son rire. Elle ne sait même plus quoi imiter.

— Oh, Merci. Je m'efforce de l'être, en tout cas.

Elle ne l’ajoute pas, mais la pensée s’accroche au bout de sa phrase si fort que Nori pourrait l’entendre : Il faut bien que quelqu’un le soit, après tout. Qui s’occuperait des chats, sinon ? De son frère ? De ses amis qui se comptaient sur les doigts d’une main ?

Est-ce que ça en vaut la peine, au final ? D’être responsable. Lui doit le savoir : il l’est depuis tellement longtemps qu’on a fini par le noter sur sa fiche de poste. D’une voix basse, proche du murmure, la tête et le regard penchés contre la vitre, elle demande :

— Ça vous arrive de... De regretter ? Lorsque vous n'avez pas le temps pour un animal, par exemple.

Seulement, lorsqu’elle s’entend prononcer ses mots, elle se redresse comme piquée et s’excuse d’un :

— Ah, toutes mes excuses... La question est sans doute déplacée.

S’en suit le silence.

Il n’en faut pas plus pour l’inquiéter, la faire supposer gravement qu’elle a dit quelque chose de mal, qu’elle vient de se faire cataloguer comme l’employée qui pose trop de questions ou peut-être pas les bonnes, que maintenant Nori l’a en ligne de mire et que ce n’est qu’une question de temps avant que ne soit gâchée la dernière chance offerte par ses parents.

La dernière chance d’être quelqu’un qu’elle ne veut plus devenir.

Finalement, il s’arrête près de chez elle, et de sa vitre elle peut déjà apercevoir 3 petites têtes félines. Où étaient les 2 autres ? Gentiana n’a pas le temps de se pencher sur l’affaire que Nori retrouve la voix — quoique cette fois encore, elle ne semble plus être tout à fait sienne. Elle le connaît très peu en dehors de leurs échanges par mail et leurs courts trajets d'ascenseur, et pourtant demeure la tenace impression que quelque chose ne tourne pas rond dans cette voiture.

Faute d’un meilleur coupable, elle blâme son tutoiement soudain. C’est son patron, bien sûr qu’il peut se le permettre, mais elle ne comprend pas ce qu’il l’a provoqué. Son empathie d’un peu plus tôt ? Qu’elle s’intéresse à lui en tant que personne, plutôt que directeur ou figure de presse ?

La main qu’il place sur la sienne, cependant, fait le vide dans son esprit. Elle sait l’exacte pensée qui devrait la traverser : Non, non, pas encore, pas une seconde fois. Dans l’ordre des choses, il lui faudrait se préparer à la catastrophe, se demander si ça en vaut la peine alors que ça lui apparaît inévitable, ou peut-être s’empresser de sortir de la voiture en marmonnant une urgence.

Et pourtant sa peur est moindre. Elle est là, très brièvement, tout au plus un réflexe, puis elle disparaît. S’invite la certitude que l’histoire ne se répète pas : elle dévie. Elle échappe jusqu’aux pages du livre, avec ses gros caractères noirs qui en tombent et s’éparpillent dans leur réalité. Ce qui ne devaient pas être est. Madame tout le monde rejoint l'échiquier et, oh, avec quelle responsabilité.

Finalement, Gentiana réalise qu’elle en a oublié sa question, et sans retirer sa main, la pondère doucement. Elle aimerait lui dire que non, qu’elle est bien trop réfléchie et responsable pour prendre une décision qui la desservira. Lui-même a évité sa question un peu plus tôt et ça ne lui a pas échappé.

Une réponse bâteau et insincère ferait l’affaire, oui, mais ils ne parlaient pas ici d’achats compulsifs ou de mots maladroits — ils parlaient des regrets qu’on pourrait capitaliser, de ceux qui bouleversent une vie, des je t’aime qu’on a pas osé dire, des je le veux à la mauvaise personne, des décennies à s’évertuer à être quelque chose qui ne suffira pas ou à inviter dans la confidence quelqu’un que ça pourrait mener au trépas.

Elle acquiesce.

— C’est le cas de tout le monde, non ? Elle a un rire très bref, tout au plus un souffle. Hm. Je suppose que ça répond à ma question d’un peu plus tôt.

Une pause. Elle ne peut s’empêcher de se demander si les choses auraient été différentes si elle avait fait ceci ou cela, mais au fond, ce n’est pas ce qui l’écrase.

— Mais je crois que j’ai plus de remords que de regrets.

Les mots lui échappent presque malgré elle. Elle jette un nouveau regard au dehors, à ce monde qui est réapparu, et ouvre doucement la porte. Elle hésite, elle pondère, elle se demande si c’est une bonne idée. Les choses voudraient qu’elle se ravise et le quitte après quelques politesses, mais tout a dévié avec leur conversation, même elle. Elle ne veut pas être comme Nori, quelqu’un qui n’a le temps de rien, mais ne veut pas être comme elle non plus, quelqu’un sans le courage de quoi que ce soit. Alors, un peu timide, elle propose :

— Vous n’en avez sans doute pas le temps mais… Les chats dont je vous parlais sont juste là, si vous le souhaitez. Et ils sont très affectueux, même avec les inconnus.

Son refus ne la surprend guère, mais son ton, lui, devrait l’intimider. Gentiana s’étonne doucement de rester calme, alors, de prendre la chose de loin comme si le tonnerre distant ne lui était pas adressé. Ça lui est tenace, oui — cette impression que ce n’est pas avec elle qu’il converse.

Peut-être que la mauvaise idée, le terrible, véritable projet, c’était de mettre un pied dans cette voiture. Quelque chose a basculé par delà ses limites, là au monde du dehors qui s’est promptement réinventé — elle songera, en quittant son siège, que l'air du monde entier ne se respirait pas comme ça dans ses souvenirs.

Mais pas tout de suite. Pour le moment, elle est bien là quand Nori retire sa main et elle est bien là quand elle le regrette alors que ça devrait la soulager. Elle se dit que c’est normal — ces derniers jours ont été compliqués, glaciaux au fond : son corps prend sa chaleur où il peut et déplore son absence.

Elle acquiesce à sa proposition, quoiqu’un peu confuse : il est bien la dernière personne qu’elle irait voir en cas de problème, loin d’elle l’idée de le demander pour des broutilles. Mais l’attention est là, sans doute, ou peut-être tient-il à jouer le patron prévenant.

— Oh, je détesterais vous déranger…

On sent pourtant dans son ton qu’elle capitule. Elle enregistrera le numéro, au soir, sans même comprendre pourquoi, en dépit de sa ferme intention de ne jamais l’utiliser.

Au demeurant, la porte qu’il ouvre est bavarde, et elle comprend le message, à défaut de la soudaine distance qu’il allonge entre eux. C’est mieux ainsi, sans doute, c’est son supérieur et non pas son ami, à la responsabilité qui demandait son lot de sacrifice et de rigueur. Alors elle sourit, un peu désarmée qu’il lui souhaite d’être prudente si près de chez elle, et pourtant les mots ne lui paraissent pas anodins.

— Vous aussi, monsieur Wallace. Et merci pour la conversation. Je vous souhaite de passer une excellente soirée.

Une fois sortie de la voiture, une fois son lot de chats caressé, une fois devant la porte de son immeuble, à se frotter les mains pour les réchauffer du froid lunaire, Gentiana songera que celles-ci sont anormalement chaudes.