acajou —

Tu époussettes une dernière fois la petite table, d’un délicat geste de la main. Tout était en ordre pour demain. Tu venais de vendre un très joli salon designé par Louis Süe, une rareté que tu avais réussi à dénicher pour presque rien, et dont tu étais particulièrement fière. Un camion viendrait demain les emporter vers leur nouveau propriétaire, et tu faisais tes adieux à ces pièces, auxquelles tu t’étais attachée, comme tout le reste de ce que tu vendais dans ton établissement.
Le “Jardin d’Hiver” était une boutique très bien entretenue, et agréable à visiter. Tu y mettais un point d’honneur. Il n’y avait rien que tu trouvais plus inconfortable que de devoir te faufiler entre des rangées d’étagères, et manquer tout ce qui était intéressant à voir. La boutique était grande, la vue dégagée, les objets mis en vente méticuleusement choisis.
Et demain, tu te séparais de ces quatre magnifiques fauteuils, taillés presque en goutte d’eau, aux tapisseries noires et or en aussi bon état que si elles avaient été tissées hier.

La journée avait été calme, les clients peu nombreux. Qu’importe. Tu avais toujours quelque chose à faire, de toute façon. Un cadre à redresser. Une chaise à contrôler. Dans l’arrière boutique, une montagne d’objets qui n’attendaient que tes yeux experts pour être jugés ou non bons à la vente. Pour l’heure, tu songeais à l’endroit où tu pourrais placer le violon testé par Priam.


Tendres baisers,
Bérangère Gardin de Boisdulier

acajou —

Tu sursautes, surprise par cette voix qui semblait sortir de nulle part. Je ne vous avais pas entendue entrer ! Bonjour ! Tu t'approches d'elle, sourire aux lèvres, heureuse de voir une cliente, heureuse à l'avance des quelques minutes d'interactions que sa visite allait t'autoriser. Oh, vous êtes adorable ! Je vous remercie. Je mets tout mon cœur dans cet établissement, vous savez. Tu pourrais lui en parler des heures, mais tu t'abstins, parce qu'elle n'était pas là pour t'écouter piailler sur la beauté de l'horloge qui trônait à une place stratégique de la pièce. Pour ça, tu avais Vanille. Et le reste de ta famille, en réalité. Est-ce que je peux vous aider ? Vous cherchez quelque chose, peut-être ? Votre œil a été attiré par une pièce ? Ou alors, vous vendez ? Et sa remarque t'arrête aussi net. Tu ne perds pas ton sourire, mais il se fait curieux. Intrigué.
Tu pensais mieux cacher tes émotions que ça. Tu es fatiguée, après tout. Tout est plus difficile à masquer quand on est fatiguée. Mais tu ne peux t'empêcher de penser à tout ce qui s'était passé récemment, et à te faire un sang d'encre pour Fauve dès que tu en étais éloignée de deux mètres. Oh... C'est une période un peu stressante, rien de plus. Tu lui adresses ton plus beau sourire. Tu as beau être tête en l'air, tu ne parles jamais de ta famille. Jamais plus que nécessaire. Jamais avec quelqu'un que tu ne connais pas. Il en va de votre sécurité à tous. Oh, vous avez une magnifique broche, si je puis me permettre, tu ajoutes avec un certain émerveillement.


Tendres baisers,
Bérangère Gardin de Boisdulier

acajou —

Tu souris encore, et encore, amusée par sa réponse, que tu trouves délicieusement excentrique. Elle était sûre qu'elle te plairait ? Ha ha ! Amusante jeune femme ! Tu aimais bien ce genre de clientes. Tu aimais bien l'aura détendue qu'elles dégageaient. Ça rendait tes journées agréables. Tu contournes le comptoir, pour te mettre en face d'elle et, les mains posées bien à plat sur le comptoir que tu réussissais miraculeusement à garder rangé, tu réponds d'une moue peinée. Une personne chère à mes yeux est, hm... un peu malade. C'est une situation un peu stressante qui me fatigue, rien de plus, ne vous en faites pas. Ton regard est doux, mais ton cœur se serre. Heureusement que tu as le reste de la famille à qui parler, parce que cette situation te pesait beaucoup, beaucoup plus que tu n'oserais te l'avouer. Fauve était revenu, et pourtant... et pourtant tu sentais que tu ne devais pas baisser ta garde.
Pourtant, cette jeune femme t'inspirait confiance. Pourtant, tu avais envie de tout lui raconter.
Ce que tu ne feras pas. Pour le bien des autres. Vous m'êtes... familière ? Est-ce que je vous ai déjà vue ? Tu te trompes, sans aucun doute. Tu n'as pas une folle mémoire des visages. Elle est peut-être déjà venue. Tu l'as peut-être déjà croisée dans le quartier. Qui sait.


Tendres baisers,
Bérangère Gardin de Boisdulier

acajou —

Tu hoches lentement la tête sans te défaire de ton traditionnel sourire. Elle avait raison. Bien sûr qu'elle avait raison. Bien sûr que Fauve s'en remettrait. De toute façon, tu ne lui laissais pas le choix. Oui. Je ne devrais pas laisser ça me prendre la tête. Plus facile à dire qu'à faire, bien évidemment. La moindre inquiétude te rongeait de l'intérieur pendant des jours, et avec une telle famille, tu n'étais pas au bout de tes peines. Tu les aimais, et ils étaient très mauvais pour ta tension artérielle.
A la mention de ta protégée, de ton amie, de la personne la plus importante à tes yeux (ou pas loin, en tout cas), ton visage s'éclaire. Vanille ne t'avais jamais fait mention de cette demoiselle, mais tu étais très heureuse d'en apprendre l'existence. Tu étais comblée de bonheur, même, à l'idée que Vanille ait une amie de plus.
Même si elle ne t'avait pas précisé la nature de leur relation. Naïvement, tu espérais qu'elles s'entendaient. Oh, comme tu meurs d'envie de chanter les louanges de ta petite. Oh ! C'est peut être ça, alors. Vous êtes déjà passée à l'appartement ?


Tendres baisers,
Bérangère Gardin de Boisdulier

acajou —

Tout ceci t'intrigue, il faut bien l'admettre. En voilà, une femme bien mystérieuse... Et elle faisait germer en ton esprit pas mal de questions. Oh, rien de grave, bien sûr, mais elle avait l'air de savoir beaucoup de choses... même sur toi, maintenant que tu y réfléchissais bien. Je lui dirai que je vous ai rencontrée, alors ! Est-ce que je peux vous demander votre nom ? Je ne peux décemment pas vous appeler "la belle femme à la broche", tu continues sans te rendre compte de ce que tu venais de dire, je ne suis pas sûre que ça l'aiderait beaucoup. Il te prend l'envie d'un thé. Il te prend l'envie de discuter des heures avec elle. C'est le hasard qui vous a amenée à ma porte ? Si oui, il fait décidément bien les choses.
Oh, Bérangère... t'écoutes-tu, des fois ?


Tendres baisers,
Bérangère Gardin de Boisdulier

acajou —

Tu n'avais jamais eu à nommer personne. Tu n'étais pas mère (tu n'étais pas épouse, tu étais Roi et tu n'avais jamais songé un jour à donner un nom à quelqu'un d'autre. Une femme adulte, de surcroit. Oh, délicieusement excentrique. Tu lui souris, encore, et glisse une mèche rebelle derrière ton oreille, malgré ta coiffure impeccable. Si vous me dites qu'elle comprendra... je vous fais confiance. Tu avais hâte de retrouver Vanille. Tu avais un tas de questions à lui poser, plus encore que d'habitude. Tu espérais qu'elle s'en souvienne, et tu espérais surtout que ce n'était pas un mauvais souvenir.
Parce que des mauvais souvenirs... Tu connaissais Vanille depuis longtemps. Et tu connaissais sur le bout des doigts les sujets à éviter.
Ton sourire s'agrandit, amusé. Joueur. Vous ne trouvez pas ? Oh, vous allez finir par me vexer, tu ajoutes dans un éclat de rire. Tu n'en penses pas un mot, bien sûr. Moi je trouve que oui, jusqu'à preuve du contraire. Vous m'êtes sympathique.


Tendres baisers,
Bérangère Gardin de Boisdulier

acajou —

Ton visage prend soudain une couleur inédite. La teinte de tes joues, en réalité, n'est pas sans rappeler celle de tes cheveux. Seigneur ! Quelle femme. Et ton pauvre cœur qui s'affole. On n'avait pas idée de dire ce genre de choses à une inconnue.
Mais étais-tu seulement une inconnue pour elle ? Tu n'arrivais pas à savoir. Elle t'intriguait décidément beaucoup, cette belle étrangère.
Mais, à part tes oreilles qui s'étaient mise à chauffer comme un radiateur, tu fis au mieux pour ne pas chavirer, même si c'était, hé bien... flagrant, ma tendre Bérangère. Je vous trouve intéressante, réponds-tu de bon coeur. Et je fais toujours confiance au destin. Je pense que nos chemins ne se croisent pas par hasard. On t'avait toujours traitée de grande naïve pour cette raison exacte. Mais du croyais au destin dur comme fer, et tu prenais soigneusement compte de tout ce qui t'arrivait. Et, si elle t'avais adressé la parole, c'était parce que la Vie le voulait ainsi, tu mettrais ta main à couper.
J'ai peur, vous savez.
Tes yeux se perdent dans les siens et tu parles sans réfléchir. Tu te rends compte un peu tard que ta langue s'est déliée.
Bah. Tant que tu ne dis rien d'important...
J'ai peur de la mort. Peur de perdre ceux que j'aime. J'ai peur qu'il ne leur arrive quoi que ce soit à chaque fois que je détourne les yeux. Tu hausses les épaules. Ton sourire s'est fait triste. Rien que je ne puisse faire, de toute façon. C'est dur de l'accepter, parfois.


Tendres baisers,
Bérangère Gardin de Boisdulier

acajou —

Ton sourire se fait plus dur. Plus ferme. Pas contre elle, bien sûr, mais ton regard se fait... résigné. Comme si tu parlais d'une bataille déjà perdue. Oh, je sais que c'est stupide. On m'a toujours dit que je ne devrais pas m'en faire pour l'inévitable. Et au destin, tu croyais dur comme fer. Les lignes étaient déjà tracées, les histoires déjà écrites. Tu n'avais pas ton mot à dire, dans la partie d'échec qu'était la Vie. Ça provoquait parfois en toi un léger sentiment de vertige.
Tu éclates de rire. Il est plus léger, il éclaire la pièce. Contre la mort ? Oh... vous êtes drôle, vous savez ? Tu retrouves un sourire plus franc, plus doux. Sa main sur la tienne te fait l'effet d'un courant électrique, mais tu te dis que c'est juste parce qu'elle est très froide. Tu résistes à l'envie de la réchauffer entre tes paumes. Mais je fais ce que je peux, oui. Je suis là pour ceux que j'aime. Je pense que c'est le mieux que je puisse faire. Tu plonges une fois te plus ton regard dans ses étranges pupilles fendues. Vous n'avez jamais eu peur pour les gens qui comptent pour vous ?


Tendres baisers,
Bérangère Gardin de Boisdulier

acajou —

Tu hoches la tête d'un air intrigué. Ce détachement qu'elle semblait avoir... tu l'enviais, en un sens. Car, sous ton visage enjoué, tu n'avais jamais totalement l'esprit tranquille. Tant mieux pour vous ! Ça fait moins de soucis, et plus de place pour le reste, je suppose.
Son sourire t'inquiète. Tu ne te défais pas du tiens, jamais, mais ton estomac se serre un peu. Tu n'as pas peur, mais tu sens que quelque chose change en elle. Du moins, tu l'imagines. Son sourire mue en quelque chose de moins chaleureux, et ta main se crispe sur la sienne, froide. Si froide. Oui, réponds-tu simplement. Rien de très original. J'ai peur de la mort et pourtant je sais qu'elle est inévitable. L'esprit humain est curieux, vous ne trouvez pas ? Tu n'as pas peur de mourir, cependant. La mort, tu as surtout peur qu'elle t'enlève tout ce que tu possèdes.


Tendres baisers,
Bérangère Gardin de Boisdulier

acajou —

Ton rire explose dans la boutique, aussi surprenant qu'une éclaircie en pleine tempête. Aussi fugace, également. Mais le sourire qui reste accroché à ton visage est chaleureux et bienveillant. Comme toujours. Même assaillie de doutes, même rongée de peur, tu restais fidèle à toi-même. Un pilier. Tu voulais être un pilier, pour tous. Tu voulais être forte pour ta famille. C'était la moindre des choses. Oh mais... Je ne suis pas triste, vous savez. Tu la dévisages avec curiosité, intriguée par cette femme. Décidément, ta journée n'était pas perdue... Je suis inquiète, bien sûr, mais pas triste. Ton regards se perd lui aussi par la vitrine. Tu regardes la rue calme, tu profites d'un court silence, que tu ne trouves pas pesant. Vous imaginez, si je devais être triste pour tout ce qui ne s'est pas encore passé ? On n'en aurait plus fini de pleurer. Ton regard se replonge dans l'étrange regard de la femme, et ton sourire est triomphant. Moi je veux rire. Je veux profiter de la vie. Même si, tu le savais, tu devais rester sur tes gardes. Mais ça ne t'empêchait pas de profiter des petits plaisirs qui t'étaient offerts. C'est comme ça que tu restais debout. En offrant du thé à tes proches. En cherchant l'objet rare. En évitant de trop penser.


Tendres baisers,
Bérangère Gardin de Boisdulier