Jour 467, ma langue claque contre mon palais. L’odeur de friture et d’alcool collait à mes avant-bras comme une couche de graisse fluide, accompagnant mes moindres mouvements. Une journée peinarde comme on en avait peu en ces temps-çi, mais la ville était timbrée en ce moment.

Le chewing-gum claque dans l’air, la patronne me lance un sale regard. ‘Pouvait rien me dire la mégère, on était que 4 dans la pièce exiguë et l’un des clients semblait bien plus occupé à planer dans un univers abstrait et artificiel qu’à manger ses frites décongelés de l’avant-hier.  Puis, elle savait très bien que ce n’était qu’une façade, une façon de se donner un air pour ces vraies activités, et j’en avais un peu rien à foutre de ces histoires d’hygiène.

Le tablier ne me faisait même pas le plaisir d'être gris clair, les tâches de graisses s’étalaient furieusement derrière les fanfreluches de mauvais goût et j’avais même pas envie de faire genre d’être la petite figure souriante. Oh, bordel, à 17h, c’est fini. Cécilia fait la fermeture, elle va devoir nettoyer les grilles, pauvresse mais bon, faut bien qu’elle paie son loyer.

La porte claque et les clochettes vrillent l’air de leur son agaçant. Sans relever les yeux de l’horloge, les yeux agacés de la patronne figés dans mon dos et un sourire absent sur les lèvres, j’accueille d’un ton traînant

-Bienvenue, pour boire ou pour manger un bout ?

Mes yeux se reposent sur le nouveau venu et la lassitude m’envahit une nouvelle fois tandis que je récite ce script ridicule

-Le  plat du jour, c’est le burger du chef.

Le seul chef ici, c’est pas celui qui cuisine, crois-moi bien Darling.

La chose qui venait de rentrer en territoire maudit était une petite chose à mon grand déplaisir, le garrot ne devait pas dépasser le mètre 50 et elle dégageait l’étrange assurance des insouciants ou des abrutis.

Sérieux pourquoi ça devait tomber sur moi ? Elle semblait être zarbe la mioche avec ses yeux vitreux, et l’étrange mouvement de ses mains sur le verre venait confirmer qu’elle était bien aveugle, myope pire qu’une taupe. Elle a fait comment pour venir jusqu’ici sans perdre une oreille ou son compte en banque ? Le monde marchait vraiment sur sa propre tête ces temps-çi.

D’une voix assurée, la créature vient réfuter mon magnifique script et intonation de la parfaite serveuse, vouloir pisser ? Une grimace se prit dans ma figure, j’avais beau faire mais dame pipi était un métier que j’avais pas encore osé penser devoir faire. Le mec de la frite au fond semble s’être pris d’affection avec le ketchup et les deux autres types continuaient à manger férocement ce cheeseburger dont le fromage n’était probablement même pas fait de lait. La patronne lançait des bizarres de regard à l’éclopée venue uriner chez nous, elle reniflait le fric avec ce type de visage, j’me faisais souvent la réflexion qu’elle ressemblait à une fouine avec son long nez désagréable et ce sourire…

Soupir, retour de regard vers la nouvelle venue. Du moment qu’elle est rapide, ça en fera moins à supporter dans cette journée. Surtout que le billet qu’elle tenait…dieu, c’était bien assez pour faire taire mes complaintes. Un vrai miracle qu’elle ne s’est faite dépouiller sur le chemin, peut-être sur le retour ? On verra bien si un gros bras ira conter fleurette à Cécilia sur la fois où il a détroussé une naine aveugle. Cécilia avait vraiment le  flic pour attirer les balourds du coin et j’pourrais dire avec mes mines “oh mais la naine, je la connais, je l’ai emmené aux toilettes”.

(ouais non, qu’elle ne se fasse pas détrousser, ça sera mieux et  faut pas s’attaquer aux maillots faibles de la société. J’aime pas les balourds, j’aime pas souhaiter la misère. )

Chassant mes pensées polluantes, le sourire tomba tandis que le billet tendu par la gamine claquait dans l’air. Le fourrant peu conscieusement dans ma banane attaché autour des hanches, je retroussai le nez en direction de la patronne dont les yeux luisaient du sale regard des opportunistes.

-On va dire que c’est bien parce que..ça passe pour une consommation. Suis-moi.

Frappant le sol de mes hauts talons dans un effort démesuré pour lui indiquer le chemin, parce que paraîtrait que les aveugles sont plus sensibles aux sons qu’autrui, je la conduisis à la porte de l’antre des enfers qu’on appelle communément parmi les filles, shitholes mais dont certaines prenaient le soin étrange de nettoyer.

-Tu pourras t’trouver ton chemin en revenant. Tu sors, tu continues tout droit, t’es à la porte de sortie.

Encore 1h10, j’étouffe la tendance naturelle à me soucier sous l’ennui claquant du chewing-gum.

Toujours ma poire les clients bizarres, les gamines aveugles, les randoms qui ne comprennent pas que non veut pas dire peut-être. Adossée aux murs, mes cheveux se froissent contre le papier-peint délavé.

Pourquoi j’reste ? Pourquoi j’fais signe à la boss que je prends 5 minutes de pause ? Pourquoi c’est tout con de faire attention à autrui ? On se rassure comme on peut, se dire que si l’aveugle crève dans les chiottes, vu l’argent donné, on aura des soucis avec une quelconque famille thunée du coin. Plus le sol est glissant, plus…

Un bruit agacé siffle entre mes lèvres serrées et je maudis une fois de plus la bienheureuse mioche qui vide sa vessie à côté d’elle. Une mèche s’enroule autour de mon doigt manucuré, la perfection lisse du vernis apaisait les pensées contrariées de mon esprit-aquarium.

Le bruit caractéristique du liquide ricochant contre la céramique du trône rythmait étrangement avec la musique grésillante des hauts-parleurs, j’me demandais qui avait fait la playlist aujourd’hui. Puis, une voix nasillarde apparaît comme un lointain écho et une question vient bouleverser mes pensées. Pourquoi elle me pose cette question ? Question conne, pourquoi j’bosse ici.

Un reniflement de mépris glisse et je détourne le regard. Question innocente, question conne, question humiliante. C’est bien une question de riche , une question que j’aurai pu poser avant, une question qui ne connaît pas les aléas des choses. Parce que…

-Je ne vis que pour servir, chérie. T’en as d’autres comme ça ?

Le ton se voulait léger mais la pointe de sarcasme asphyxiait toute joie de ma voix. Amertume que je crache sous mes mots moqueurs. Personne n’a besoin de savoir ma pathétique backstory.

-T’veux que je t’appelle un tac pour que tu rentres chez toi ?

Parce que même si elle me fait chier, les faits-divers sont déjà assez craignos pour ne pas rajouter le meurtre ou le détroussement d’une handicapée dans les  CDC.

Claquement de langue, le son nassillard de la gamine m’vrille les tympans. J’aime pas les sentiments, ça s’immisce et ça s’embrouille dans ma gaboche. Des mots qu’on ne dit pas, des regards qu’on regrette, des mensonges bien trop parfaits pour être authentiques. Les mots sont des balles et se figent sous la peau, on se les trimballe pour toujours.

Mes balles sont de sucre, j’tire pour faire peur et pour être plus grosse face au monde. Alors cette meuf qui plonge ses doigts salis par l’urine dans ses expressions, ça me dégoûte. Alors le ton se fait sec, impatient face à la voix cachée dans l’endroit des besoins.

-J’crois pas que j’aie besoin de ton avis l’aveugle, t’as posé une question, t’as ta réponse, point.

Talon qui claque encore sur le sol ciré, j’m’impatiente. Je veux qu’elle sorte, parte, prenne son taxi, disparaisse dans la nuit dans sa superbe résidence ou dans son hôpital de jarbés, tout pareil du moment qu’elle soit…loin d’ici. La misère s’accroche aux gens, ça salit l’âme comme du sang sur les draps.

Elle sort, la gamine, de son sourire je ne rends qu’une mine renfrognée. Puis question affirmation presque. Un rire stupéfait fuit de mes lèvres, l’accompagner ? Elle me prennait pour la SPA ? La patronne a un sale regard, un regard chieur des mauvais jours, les cuisiniers rigolaient grassement derrière le bar. Une bile s’installe dans ma bouche et je n’arrive pas à la cracher :

-Ouais bien sûr, tu paies combien de l’heure ? Tu peux négocier avec la patronne là bas, si tu veux me louer. Si tu mets le prix, j’irai là où tu voudras, heh.

Miel n’est qu’à une lettre de devenir fiel.

La bile était un goût familier, toxine sur ma langue rosée. On avait l’habitude d’avaler les humiliations dans le milieu, mais j’aimais pas. L’angoisse était soeur de nos journées alors j’la repoussais machinalement.

Elle voulait m’acheter grand bien lui fasse, son fric n’était pas perdu. Envie de fumer d’un coup, envie de regarder ce filet de fumée et se dire que c’est la crasse accumulée à l’intérieur qui ressort, pour purifier mes entrailles. La gamine m’était agaçante, elle ressemblait à un poux, avec ses manières et son sourire. Yurk, un frisson vient effleurer les poils de mes avants-bras tandis que d’un oeil bovin, je contemplais l’échange de monnaie.

La patronne souriait de ses dents blanchies, les hommes chuchotaient entre eux. Une cliente spéciale, une fille qui n’était pas du coin pour un rejeton de la rue. Voilà bon, rien qui ne pouvait faire bouger ma permanente. La marâtre attrapa les billets de ses doigts vernis et d’un son milieux, elle conclua l’accord. Une heure, tarif plein. Le soupir est lourd, j’le retiens même pas. à quoi ça sert maintenant ? Rien du tout, absolument rien. Au moins cette odeur de friture sera lavée par la sueur, c’est une bonne chose de faite.

100 de l’heure, eh.

On lui fait signe, le regard sur ma chair était désagréable et il fallait virer la gamine de ce lieu. Elle avait déjà bien trop montré son fric pour en sortir vivante et par dieu, que les aggressions de rue sont chiantes.

Mains sur l’épaule de la nainne, la pression est subtile mais lourde de conséquences.

-Je reviendrai dans une heure, Boss. Ou plus. J’vous bipperai.

Téléphone dans le tablier, sac pris d’un casier défoncé. Bah pas comme si il y avait quelque chose d’important de toutes façons.

Je la traîne la mioche, dehors on n’écoutera pas autant. Le ton est sévère, la colère est légitime :

-ça se voit que t’es une mioche de riches, ne montre pas ton argent comme ça. Tu vas crever comme un chien si on sait que t’en as. Bon sang, tu es naïve.

Je voulais exploser. Il y avait trop, trop entre Danh, Charlotte, ce type zarbe du centre commercial, cette folie ambiante accrochée le long des murs. Cette gamine tapait sur mes nerfs, peu importe ce pour quoi elle avait payé. Putain, putain, tout s’embrouille. J’en ai assez.

-T’habites où. On finit ça le plus vite possible et qu’on en reparle plus, reviens plus.

Pourquoi je n’ai jamais fumé.  

La violence n’avait jamais été une réponse -pour moi. Les claques, les gifles, le sang trop rouge pour être vivant salissant les dalles blanches, tout cela n’était pas pour moi. J’aimais les silences, les mensonges légers, les draps tièdes, ces semis vérités avec lequelles on danse jusqu’à l’ivresse.

Plus facile de cacher les sentiments sous le mascara des beaux mots. Mais, la gamine avait un sourire de mange-merde, ces sourires des gens qui n’avaient rien à craindre. Comme je voudrai la pousser sur le pavé, lui arracher ses biens et laisser sa chair exposée à qui veut. Ici, ça serai bien facile de la laisser pourrir, sur mes bras, je sentais déjà des regards lubriques.

Je déteste ça. Je déteste ça. Je déteste ça. Je déteste ça. Je déteste ça. Je déteste ça. Je déteste ça. Je déteste ça. Je déteste ça. Je déteste ça.

Cohorte de mots dans mon esprit tandis que mes mains semblaient vouloir réduire en fine poudre ses tendres os. 100 de l’heure, l’argent soufflait ses grâces sur ma gueule et je voulais pleurer. Ce soir n’était pas un bon soir, je voulais dormir et oublier que cette fille avait un bien meilleur lit que le mien.

Puis sa voix s’élève, au milieu de la puanteur, toute nasillarde. Peut-être était-elle plus vieille que ce que je lui donnais ? Mais son ton ne me donnait pas envie de lui rendre justice. Une réponse honnête? Je renifle. Qui était-elle pour réclamer une réponse honnête ? Personne. Je pourrai lui mentir sur tout, lui dire que j’étais sienne, que mes caresses n’étaient que pour elle. La vérité, on ne la doit à personne.

Mais l’idée de passer une heure à vivre, loin de tout ça, une heure à vivre payé à vivre. Pour une réponse, malgré moi, je la relâchais. Elle ne pouvait pas savoir ce qui était vrai de ce qui était faux après tout. La question était tombée et un flux d’émotion vient s’abattre sur moi comme une douloureuse vague.

-Tu ne pouvais pas lâcher le morceau

Les mots étaient presque crachés, la colère noircissait les traits. Parler du passé était inutile, pourquoi je devais le faire. Colère vient prendre en noces haine, et la tristesse longtemps refoulée s’abat sur moi comme les maux d’égypte. Mes bras se croisent dans une posture défensive et tout craque. Des mots avec, des mots sans, pas besoin de faire sens.

J’ai aidé une fille, cette fille avait fait des conneries avec des mecs, des mecs dont il faut pas chercher les emmerdes. J’ai cru bien faire, je me suis faite avoir. Dans tout les sens du terme, j’étais pauvre, j’étais conne. Eh, je le suis probablement encore plus maintenant.

Je tourne les talons, 1h à partir de maintenant. Le vent frappe les linges accrochés aux fenêtres et tout semble paisible dans mon coeur en rebellion.

Tu as intêret à plus venir ici. C’est aisé de se perdre. Adieu.


Les talons claquent, une fois de trop.