04.03.22
Écurie des Chimères

Jusqu'à peu, je n'étais pas du matin. Lorsque j’étudiais encore, j’étais plutôt du genre à veiller tard la nuit. J’écoutais de la musique jusqu’à pas d’heure en écrivant des trucs parce qu’à l’époque, j’étais encore assez inspirée pour ça. J’étais dans ma petite bulle, j’étais bien, j’allais quelque part.
J’avais encore ma sœur.

Par la force des choses, j’ai appris à me lever tôt. Genre, super tôt. Quatre heures du mat’ pour me préparer et arriver à l’écurie sur les alentours des cinq, six heures au plus tard. Les chevaux sont nourris assez tôt ; histoire de digestion je crois, un truc comme ça. La marchandise aussi est affrétée tôt, c’est plus discret. C’est le patron lui-même, avec quelques employés en qui il a vraiment confiance, qui se chargent de ça. Moi je contente de regarder de loin tandis que je fais travailler mes petits muscles pour soulever le foin et trainer les tonneaux de graines dans les allées.

J’ai appris à aimer le calme propre à l’aube. À écouter plus attentivement le bruit de la ville s’éveillant petit à petit. À apprécier les teintes orangées que prend le ciel à mesure que le soleil se dévoile. J’y ai trouvé un certain apaisement. J’ai aussi compris en quoi le contact des chevaux pouvait être bénéfique.

Comme chaque matin, Ad Vitam Aeternam se met à gratter le sol du sabot en me voyant approcher. Elle secoue sa grosse tête : je crois que c’est sa façon à elle de me dire qu’elle est contente de me voir. J’ai commencé à lui parler depuis peu, à voix basse. J’ai encore du mal à lui révéler le fond de mes pensées alors je me contente de lui dire que le temps est clément et qu’on va faire de notre mieux aujourd’hui, ce genre de choses. Je prends le temps de la panser. Ça aussi, ça me détend. Je crois qu’elle aussi.

Une fois équipée, je l’emmène dans la carrière histoire de l’échauffer avant les tours de terrain. Ça me permet aussi de travailler mon assise, pas encore au point. Je commence à m’y faire. Je commence même à apprécier ça.  

04.03.22
Écurie des Chimères

De ma jument ou de moi, j’ignore qui de nous deux est la première à sursauter. Mon équipière équine a la décence de ne pas me désarçonner mais son pas sur le côté, lequel brise la cadence, a tôt fait de me rappeler pourquoi j'investis tant d’efforts à surveiller mes arrières. Évidemment, il fallait une exception pour confirmer la règle…

D’un infime appui sur le flanc droit de ma monture, je dessine une courbe au fond de la carrière pour arriver face au spectateur inopiné. Je le détaille du regard, prudente. Quelles que soient ses intentions, je doute qu’il veuille vraiment s’en prendre à moi ici. J’essaie de comprendre ce qu’un gars comme lui – il n’a pas la tête d’un habitué du milieu – vient foutre là à cette heure si matinale. Se pourrait-il que le patron fasse de la vente sur place ?... Ce n’est pourtant pas dans ses manières de procéder. Pas dans celles qu’il m’a enseignées, tout du moins. Trop risqué pour ses deux business.

« Ad Vitam Aeternam », que je réponds sur un ton détaché. Peut-être bien que, finalement, il s’intéresse aux chevaux. « J’peux vous aider ?... »

C’est qu’en théorie, les écuries ne sont pas ouvertes au public à cette heure-ci. Je ralentis ma jument près de l’homme en jetant un œil au loin, là où se trouvaient le patron et mes collègues avant que je ne m’en désintéresse.

04.03.22
Écurie des Chimères

Je plisse imperceptiblement du nez face à l’absence de réponse. Sans pour autant me vexer, je n’apprécie pas spécialement qu’on m’ignore de la sorte. D’accord, Ad Vitam Aeternam est une magnifique jument. Tout en muscles et en allure, la nature a su également la doter d’une robe rare aux tons doux et crémeux – d’où son nom d’ailleurs, cremello. En d’autres termes, elle a tout pour attiser la curiosité, si ce n’est la convoitise d’initiés du milieu équin.

J’arque un sourcil surpris quand je la sens remuer sous ma selle. Sans la moindre impulsion de ma part, elle décide de s’approcher de l’homme qui l’appelle. J’hésite à raccourcir ses rênes pour l’en empêcher. C’est mon bon sens – je crois ? – qui me souffle d’abandonner l’idée. Aussi bizarre soit-il, je ne crois pas que cet étrange individu soit là pour nous faire du mal. J’ai pourtant l’intime conviction qu’il n’est pas là par hasard non-plus, et sa façon de contourner ma question ne fait que renforcer ce sentiment.

Je le laisse tendre la main vers l’encolure d’Ad Vitam Aeternam, non sans le couvrir d’un regard méfiant. Je me sens comme une lionne prête à bondir sur la créature qui osera s’en prendre à ses petits. Outre le fait qu’il me faut en prendre grand soin – c’est là une importante responsabilité qu’on m’a mis entre les mains –, je réalise que je commence sérieusement à m’attacher à cette jument. Et dire que notre collaboration n’est, en fin de compte, que de la poudre aux yeux… Je croise le regard de l’homme, de l’autre côté de la clôture. Je sens des fourmis remonter le long de mon dos jusqu’à ma nuque. Ma vigilance monte d’un cran sans que je ne parvienne à expliquer pourquoi.

« Un peu, ouais. »

Je n’ai pas tellement envie de m’étaler à mon sujet – à ce sujet en particulier –, encore moins auprès d’un inconnu qui se permet, lui, d’ignorer ouvertement mes questions.

« Désolée mais j’ai du boulot qui m’attend… Alors si vous pouviez me dire ce que vous cherchez ici, je pourrais peut-être vous aider avant d’y retourner. »

Je n’ai pourtant aucune envie de l’aider.  

04.03.22
Écurie des Chimères

Plus ça va, moins ce gars me revient. Je ne sais pas ce qu’il a derrière la tête, quelles sont ses intentions ou même s’il en a, mais le fait qu’il me retienne de cette façon – comme s’il gagnait du temps ? – n’a rien pour me rassurer. Mes sens se mettent brusquement en alerte. Mon instinct m’incite à prendre de la distance avec lui. Au cas où. Pour moi, comme pour Ad Vitam Aeternam. Je soutiens son regard, juste un instant, mais comme si une force m’obligeait à ployer devant lui, mes yeux descendent sur l’encolure de ma jument et sur ses crins soigneusement brossés.

« J'ai entendu dire que les éléments qui n'étaient plus utiles ici partaient à Aether Lab, c'est vrai ? »

Décidément. Je n’aime pas ça. Je pourrais jouer l’idiote et prétendre comprendre qu’il parle de certains chevaux, mais la façon dont il pose la question me laisse croire qu’il sait quelque chose. J’en viens à me demander si le moment n’est pas venu pour moi de partir. De partir avant que ça parte vraiment en couilles. Je serre les rênes d’Ad Vitam Aeternam.
Sérieux.
Je vais vraiment hésiter ?
Juste pour un cheval ?

« Aucune idée. »

Je suis honnête. Je n’en ai vraiment aucune idée, qu’il s’agisse de chevaux ou de matière illégale. Moi, je me contente de surveiller les échanges et les alentours. Je me tiens loin de ça, dans tous les sens du terme. J’ai la sensation qu’il ne me lâchera pas, alors je me redresse. Affronte son regard.

« Je pense vraiment que vous devriez vous adresser au patron. Moi je ne fais que m’entraîner. Et là, faut vraiment qu’on y retourne. »

J’essaie de faire demi-tour.

04.03.22
Écurie des Chimères
@Lorelei Myung @Némée Bathsheba

[TW : mention de sang / meurtre]

Un moment de flottement. Le calme de la matinée reprend ses droits. Ma jument ne bouge pas d’un pouce malgré mon impulsion. Je cligne des yeux, observe la chose qui brille là, près de sa tempe.

Je crois rêver. Délirer. C’est mon imagination qui me joue des tours. Le manque de sommeil. Les événements récents.

Les secondes passent, et la chose demeure là, bien réelle. Mon cœur se met à s’emballer. Je me fige. J’ai envie de courir, mais il est trop tard. Trop tard pour elle, trop tard pour moi.

« … ? »

Je ne comprends pas le geste. Encore moins la phrase qui le succède. Croisé qui ? Sentir la trace de qui ? Ses propos prennent une dimension matérielle ; je me sens tout à coup poisseuse. J’ai l’impression qu’il flotte autour de moi une odeur de malheur, de sang, de plomb chaud. J’ai du fer dans la bouche, une enclume dans le ventre. J’ai cessé de ressentir toute autre émotion que celle de la Peur. Une Peur incisive, de celles qui nous forcent à nous prostrer et à attendre que le sort décide de notre destin. Incapable de faire un geste, j’en suis réduite à le regarder. À essayer de comprendre. Animal terrifié, acculé, désorienté.

Des flashs surviennent. Des images sanglantes. Des possibilités, des fins différentes. La robe immaculée d’un cheval tachée d’écarlate. Le front d’une femme éclatée par l’impact d’une balle. Ce n’est pas moi, non, que je vois. Ce n’est pas moi. C’est Karel. Pourquoi c’est elle que j’imagine ? Je refoule une nausée brutale. Je vacille, manque de tomber. J’ai envie de hurler mais mes cordes vocales sont gelées. J’ai envie de frapper mais mes doigts s’agrippent aux rênes de ma jument à en blanchir.

Je ne sais pas pourquoi. Je ne sais pas ce qu’il me veut. Mais j’ai la franche sensation qu’il n’est pas là pour les chevaux, ni pour le trafic de drogues. Il est là pour moi. Elle continue de se vider de son sang. Pour quelque chose que j’ai fait, ou que je suis. Elle ne bougera plus. Plus jamais.

« Ca suffit, Lorelei. On rentre. »

La voix m’arrache un petit cri de surprise. Le nouveau venu, que je n’ai pas vu arriver, me sort de mon état de paralysie. Je crois sentir Ad Vitam Aeternam remuer sous ma selle. Sa présence aurait dû me soulager. Peut-être ? Ils ont l’air de se connaître. Rien ne me dit qu’il est avec moi.

Lorelei. J’enregistre le nom. Lorelei. J’ai envie de leur poser des questions, de savoir qui ils sont, mais j’ai toujours davantage excellé dans la fuite. Un mot m’échappe pourtant. Un seul.

« Qui ?... »

04.03.22
Écurie des Chimères
@Lorelei Myung @Némée Bathsheba

Une réponse qui ne viendra jamais. Je ne sais même pas ce que j’en attendais. Je ne sais même pas si ça avait du sens.

Je les observe alors qu’ils me tournent le dos, ces deux types proprement habillés. Ce blond et ce brun, sortis de nulle part. J’ai pris soin de photographier mentalement leur visage. Quant à l’autre, Lorelei… Je ne risque pas de l’oublier. Espèce de taré.

La Peur s’estompe à mesure qu’ils s’éloignent. Degré par degré. Pas après pas. Elle s’effondre lorsqu’ils ne deviennent qu’un point au bout du terrain. Elle s’agite au fond de moi et se transforme en une espèce de rancœur tenace. Oh, elle est toujours là, cette Peur. Elle va demeurer dans un coin de mon esprit, rappel âcre et permanent de cet échange. « Ta vie ne tient qu’à un fil, gamine. »

Du reste, j’ai encore du mal à croire ce qu’il vient de m’arriver. Du mal à considérer et à comprendre le carnage que ça a provoqué en moi. Ad Vitam Aeternam gratte le sol de son sabot. Elle réagit comme si tout ça n’avait jamais eu lieu. Ça n’a peut-être jamais eu lieu ?... Si j’en parlais – encore faut-il que je sache à qui en parler ? –, personne ne me croirait, oui ? Bouleversée, je mets pied à terre. Je ne peux pas faire comme si de rien n’était. Je ne peux pas… les suivre. Très, très mauvaise idée. Mais je ne peux pas en rester là.

Il faut que je comprenne.
Qui est cette personne que j’ai déjà croisée.
Cette personne qui a laissé sa trace sur moi.
…
Alors tout ça est vraiment réel ?  


(Merci beaucoup pour le RP )