16.02.22
Autumn Street
♪ This Broken Soul - The Legend of Spyro: Eternal Night OST

« OK... Je vais compter jusqu’à trois… Je vais me réveiller… Et tu seras là. »

Je rouvre les yeux pour la énième fois de la journée. J’ai arrêté de compter au bout de la cinquante-quatrième. C’est à chaque fois le même monde qui se dévoile devant moi : celui d’une chambre éclairée par le filet de lumière que laissent passer des volets presque fermés. Celui d’un lieu de repos modeste, dont la seule décoration se résume à quelques livres éparpillés et des photos-souvenirs. Celui d’un quotidien auquel tu n’appartiens pas. Tu n’appartiens plus.

« Je vais compter… »

Un soupir s’échappe de mes lèvres. Les yeux clos, le bras replié contre le front, je sens mon dos commencer à me faire mal à force de demeurer dans la même position. Je me résigne à arrêter d’espérer que la réalité change ou que le temps ne remonte. Je n’ai malheureusement pas ce pouvoir. Personne ne l’a.

Je me redresse. Trop violemment, d’après ma tête qui se met brutalement à tourner. J’ai l’impression d’émerger d’une gueule de bois tenace, ou d’une sieste faite pour apaiser un vilain rhume. J’avise la table de chevet à côté de moi. Dissimulé derrière une boîte de mouchoirs vide, le réveil m’annonce seize heures… quelque chose. C’est déjà l’après-midi. Ce n’est que l’après-midi. Ma perception du temps est complètement fucked up.

Mes pieds rencontrent le plancher du sol. Ce simple contact me rappelle à la réalité. Je suis vivante, et je sais faire – je crois – autre chose que me rouler en boule dans mon lit. Au prix d’un effort conséquent, je me redresse, chancelle un peu. Le monde tourne brièvement puis redevient net. Mon ventre me grogne qu’il n’a rien avalé depuis hier matin. Mes excuses, cher ventre : tout ce qui aurait franchi mes lèvres se serait certainement retrouvé plus vite au fond de la cuve des toilettes qu’au chaud chez toi. Je sais pourtant que rester à jeun plus longtemps n’arrangera aucune situation – ni celle de Karel, ni la mienne –, alors je traîne ma carcasse jusqu’au frigo. L’odeur qui s’en dégage me répulse mais je m’empare d’un sachet de jambon. Je referme aussitôt la porte.

Abandonné sur la table de la cuisine, je remarque mon téléphone. Un frisson d’effroi s’empare aussitôt de moi. Il précède un sanglot que je réprime tant bien que mal. J’ai envie de m’emparer de ce foutu portable, de composer son numéro et d’entendre sa voix. Parce que tout ça n’est qu’un cauchemar, pas vrai ? Une mauvaise blague. Elle répondra, rigolera et je serai soulagée. Je l’insulterai sans doute, lui dirai que ce n’est vraiment pas une bonne idée de faire ce genre de coup, et puis on passera à autre chose.

Prudemment, comme si le cellulaire risquait de m’exploser au visage, je m’en empare. Je l’observe un instant sans en toucher l’écran, puis m’ose à le déverrouiller. Dieu merci, je n’ai jamais été du genre à avoir pour fond d’écran des photos de gens que j’apprécie. Je contemple l’ensemble de fleurs violettes, puis l’icône du journal d’appel. À la place, j’appuie sur le répertoire. Mon doigt fait glisser la liste. C… D… E… F…

I. Iorek. Allez savoir pourquoi son nom m’interpelle. Je m’arrête, alors qu’il n’était pas ma destination. Je n’ai aucune foutre idée de ce que je fais, mais je presse la petite icône d'appel qui figure devant. Je me retrouve face à un écran blanc, parcouru de nombres. Une tonne de possibilités me traverse l’esprit mais parmi toutes, une seule parvient à franchir mes lèvres.

« Hey. On pourrait se voir ? »

16.02.22
Autumn Street
@Iorek Ampharos

La voix de Iorek, étouffée par la qualité médiocre de mon téléphone, me rappelle aussitôt pourquoi c’est lui que j’ai décidé de joindre. Inconsciemment, mon esprit a jugé qu’il serait le plus à même de m’apporter du réconfort. Lui et son ton enjoué, lui et sa manière de positiver sur les moindres choses de la vie, lui et son rire contagieux. Ça, et le fait que je n’aie pas vraiment grand monde sur qui me reposer en ce moment. Ma famille ? Elle traverse le même deuil que moi. Mes amis, à Crimson City ? Pas envie de leur infliger ça, d’autant plus que ça fait un bail que je n’ai pas eu de nouvelles d’eux. Gentiana ? Haha. Mes collègues ? Pas vraiment proche d’eux, et pas vraiment envie de leur parler de ça. Ouais… Ça laisse pas beaucoup de choix, en fin de compte. Enfin, comme le prétend le dicton : « mieux vaut être seul que mal accompagné ». Et Iorek est heureusement de bonne compagnie.

Je n’ai pas le temps de regretter mon appel. Il a suffi d’une question pour qu’il décide dans la foulée de me rendre visite. J’ai pourtant cette boule de culpabilité qui se forme au creux de mon estomac. J’ai de nouveau envie de me dissimuler sous ma couette et de ne plus en bouger jusqu’à ce que… jusqu’à ce que quelque chose change. Je ne sais pas quoi. Un truc, mais en positif. Oui, j’aimerais du positif, juste un brin de lumière, une bonne chose à laquelle je pourrais me raccrocher pour m’extirper de ce cauchemar sans fin. À la place, je me fais violence pour remettre un peu d’ordre dans l’appartement – et mes cheveux au passage. Je grogne face à mon reflet. Baisse les yeux devant lui. Il a gagné.


Les coups donnés sur ma porte me font sursauter. Pas parce que je ne m’y attendais pas mais parce que je ne les attendais pas si tôt. Une fois de plus, le doute m’assaille. Faire la sourde oreille ? Prétendre dormir ? Autre chose ? Je refoule ma lâcheté. Ouvre la porte.

Son visage inquiet me frappe comme un poing en pleine poitrine. Où est passé son sourire ? La lueur dans son regard ? Est-ce que c’est ma faute ? C’est ma faute. J’enfouis brusquement ma tête dans son haut. Impuissante, je laisse se déverser toute la peine contenue en moi. Elle est inépuisable.

16.02.22
Autumn Street
@Iorek Ampharos

Docilement, Iorek me ramène à l’intérieur de l'appartement, à en croire les pas que je fais machinalement à reculons. Sincèrement, il aurait tout aussi bien pu m’amener ailleurs que je l’aurais suivi. Je n’aspire à rien, à rien, si ce n’est profiter de la chaleur et du réconfort qu’offrent ses bras enroulés autour de moi. J’avais oublié à quel point il faisait bon avoir un ami auprès de soi.

Je m’assois – me laisse tomber – dans le canapé, sous sa légère impulsion. D’un ton bienveillant, il me fait savoir qu’il est là. L’information arrive à m’arracher un petit sourire nerveux, très vite remplacé par une grimace affligée. En temps normal, j’aurais sûrement répondu que je m’étais bien rendu compte de sa présence, avec ses deux mètres tout en muscles et son expressivité contagieuse, mais je n’ai pas cœur à ça. Je me contente d’un « merci », soufflé entre deux ridicules hoquets et un reniflement.

Je secoue vaguement la tête quand il me dit que ça va aller. Je vois pas comment ça pourrait être le cas. Je viens de perdre ma sœur – mon pilier, mon repère, mon exemple – et je patauge dans une mélasse deux fois plus haute que moi. Une chance que j’arrive encore à nager, ouais, même si ça me colle à la peau… Je prends une profonde inspiration pour tenter d’articuler correctement.

« Elle… Elle n’est plus là… »

Nouveaux hoquets. Nouvelles larmes. Nouvel espoir vain. Elle va revenir, pas vrai ? On a déguisé sa mort, hein ? Elle a juste disparu. Elle a peut-être même fomenté tout ça elle-même pour se protéger d’une menace. C’est possible, vu son travail. Vu ses enquêtes. Elle m’en a pas beaucoup parlé mais je sais que c’est la merde.

« J’ai même pas… Pu la-la voir… »

Je viens presser mon pouce et mon index sur mes paupières humides.

« Je-je suis désolée d’te faire… subir ça, Iorek… J’voulais… Pas… »

T’appeler ? Bien sûr. T’as qu’à lui dire que tu comptais appeler ta sœur jusqu’à ce qu’elle décroche, pendant que t’y es. Et cette foutue culpabilité !! Il faut que j’arrive à me contrôler, il faut que je me ressaisisse avant de virer dingue…  

16.02.22
Autumn Street
@Iorek Ampharos

Je suis épuisée, épuisée de pleurer, épuisée de me voiler la face, épuisée à l’idée de devoir accepter. Je donnerais sincèrement tout pour revoir Karel, ne serait-ce qu’un petit instant. Rattraper le temps perdu, mettre de côté nos boulots respectifs et les emmerdes qu’ils engrangent. Le faire, finalement, notre putain de cinéma – et rentrer de celui-ci en débattant ardemment de la pertinence de tel ou tel personnage, comme on sait si bien le faire.

Mais surtout lui dire que je l’aime. Lui avouer que je l’admire et que depuis toujours, j’essaie de marcher dans ses traces sans y parvenir. Parce que si je suis une Ashcroft, je reste avant tout Hope, avec ses qualités et (surtout) ses défauts.

Le baiser sur ma tempe me ramène à la réalité. J’aimerais pour l’heure ne pas la confronter mais à quoi bon ? Je ne fais que retarder l’inévitable. Il va bien falloir que j’admette. Que j’avance. Je ne peux pas continuer à stagner, à perdre du poids, à faire comme si rien ne m’attendait plus loin.
Est-ce que quelque chose m’attend plus loin ?
Est-ce que ça en vaut la peine ?

« C’était… C’était si soudain, Iorek ? Si soudain… Je n’ai même pas pu… décrocher ? C’était au beau milieu de la nuit. Il… Enfin ce flic… Un collègue, je crois ?...Il m’a appelée. Il m’a laissé un message, il m’a dit que ça concernait Karel. Je l’ai rappelé. Il m’a dit qu’elle… »

Ma voix se brise, interrompant un flot de paroles qui m’est inhabituel.

« … J’ai pas voulu les croire. Je te jure. Partie ? Comme ça ? Sans prévenir ? Le pire c’est que… C’est qu’on… Elle… »

Mes doigts froissent le vêtement de Iorek.

« On l’a tuée ? Iorek, pourquoi on voudrait tuer Karel ? Pourquoi elle ? Elle ne mérite pas ça… C’est une bonne personne, une bonne flic, et moi… »

Et toi, Hope, tu n’es qu’une petite merde. Du genre à choisir LE job le plus illégal qu’il soit, histoire de bien prouver que tu es le déchet de la famille.
Et ça me fait mal. Si mal, si mal, si mal...
Oh Karel, je suis tellement désolée
C’est moi qui aurais dû mourir

16.02.22
Autumn Street
@Iorek Ampharos

Je n’ai même plus la force de me sentir ridicule, ni celle de culpabiliser. Ma joue nichée dans la grande main de Iorek, j’attends désespérément que mon stock de larmes s’épuise. Mon ami me demande de lever les yeux alors je m’efforce de le faire, parce que je lui dois au moins ça. Ça reste dur, d’affronter ce regard. D’autant avec tout ce qu’il me dit…

Son discours intensifie mes larmes. Il me fait sourire, m’arrache même un rire éphémère lorsqu’il évoque l’accident de vélo, celui-là même qui nous a permis de nous rencontrer. C’est con à dire mais j’ai bien fait de me péter le bras ce jour-là.

Mais il me crève surtout le cœur.

J’ai tout à coup envie de tout lui déballer, pour lui prouver qu’il a tort de croire que je suis aussi formidable, forte et courageuse qu’il le prétend. Quelqu’un de bien ? Eh… Une bonne personne participerait-elle, même de façon infime, à faire prospérer un trafic de drogues, en sachant que sa sœur fait a fait partie des forces de l’ordre ? Sa sœur, qui pourrait tout aussi bien avoir été tuée pour avoir tenté de démanteler ce même trafic…

Ma gorge nouée refuse de me laisser parler. J’ai pourtant envie de hurler.
Impuissante, lâche ; tout l’inverse d’être forte et courageuse. Où est-ce que tu vois ça en moi, Iorek ? Je n’ai jamais fait que fuir.

Il m’abandonne sur le canapé, ce grand bonhomme qui semble ne voir que le bon côté des gens. Quand il écarte les rideaux d’un geste décidé, je suis obligée de plisser les yeux tant la lumière me paraît agressive. Il revient vers moi. À contrejour, la main tendue, il a l’air d’un ange descendu sur terre pour m’aider. Comment fait-il pour être aussi génial ? Comment fait-il pour me considérer, moi, comme sa meilleure amie ? Je ravale ma salive, accepte sa main.

« Iorek ?... »

J’ai quelque chose à t’avouer. J’ai peur. J’ai mal. Je ne sais pas comment avancer. Aide-moi à devenir quelqu’un de meilleur. Je suis piégée. Je t’aime aussi, grande perche. Merci pour tout.

« … D’accord. Laisse-moi juste… me remettre un peu en ordre. »