into the night

Sö ? Est-ce que tout va bien ?

Elle passe la tête par la porte qui mène à la cuisine, inquiétée par les insultes et le bruit de la porcelaine qui se brise. Et son regard se pose sur le sang, les taches écarlates qui nappent l'évier plein, qui coule sur l'inox et le métal de la casserole du souper du jour. Sasha n'arrive pas à détacher son regard du sang, c'est la deuxième fois que Sören se coupe en si peu de temps, lui qui était toujours d'une agilité à toute épreuve, jamais, en tant d'année de vie commune, elle ne l'avait connu aussi maladroit. Ça n'arrivait jamais ; ce n'était tout simplement pas possible. Elle le connaissait par cœur, son Soleil, et il ne cassait rien s'il ne l'avait pas sciemment décidé, alors se couper avec une assiette ou un verre, ça non. Impossible.
Impossible.
Ses sourcils se froncent et elle secoue la tête, avant de sortir à nouveau de la cuisine, prenant tout de même le temps de pointer un doigt sérieux vers Sören.

Je vais chercher de quoi soigner ça. Enlève ce torchon dégueulasse de ta plaie, s'il-te-plait. Pas envie d'aller aux urgences pour une infection.

Elle réapparait quelques instants plus tard avec une trousse à pharmacie bien fournie, et installe de force le Soleil sur la table de la cuisine. Elle panse la plaie dans un silence soucieux et concentré ; c'est profond, c'est net, ce n'est pas dans les habitudes de Sören.

Comment est-ce que tu t'es encore débrouillé ? demande-t-elle finalement, entre ses dents serrées par l'inquiétude.

into the night

La seule réaction de Sasha est une pichenette sur le nez du Soleil. Et des sourcils froncés. Très froncés. Ça ne la fait pas rire, pas du tout même.

Arrête de déconner. Là tu fais le malin parce que c'est pas trop grave, mais le jour où tu te blesses vraiment gravement, tu feras quoi, hein ? A part me faire mourir d'inquiétude ?

De toute façon tu m'as déjà tout à toi, imbécile. Il n'avait absolument pas besoin de se blesser pour ça, il le savait, et elle savait qu'il savait, et il méritait presque qu'elle le secoue un peu par les épaules pour lui remettre les idées en place. Mais il y avait plus important à faire avant, à savoir s'assurer qu'il ne saignait pas partout. Et qu'il n'avait pas trop mal (elle n'aimait pas son inconfort, elle ne supportait pas qu'il souffre).

Elle se détendit cependant un peu sous la paume de Sören, et termina de soigneusement penser sa plaie, avec tout l'amour concerné qu'on pouvait mettre dans ce genre d'action. Le nom d'Ismene la fit réagir, et elle plissa le nez dans le même genre de grimaces qui nous échappe quand on goûte quelque chose de trop amer.

Il m'inspire vraiment de moins en moins confiance, ce mec.

Il cachait un truc pas net, il était louche, et elle n'aimait pas savoir le Soleil aussi proche de lui. La première coupure n'était pas une coïncidence, ça ne pouvait pas l'être, pas alors qu'elles étaient parfaitement identiques... mais Sasha ne pouvait pas expliquer comment est-ce qu'elles pouvaient être identiques. Ce n'était tout simplement pas possible et il n'y avait aucune explication logique. Ce n'était pas de la magie, tout de même ? Pff. Non. LA magie, ça n'existait que dans les contes, et il y avait bien longtemps qu'elle n'y croyait plus.
Sa propre vie était loin d'un conte de fée. Ou alors Sören et elle en étaient à la partie où tout allait mal, mais il commençait à se faire un petit peu long, ce chapitre...

Je te jure s'il te dit qu'il a la même je-

Je quoi, au juste ?
Elle ne savait pas elle-même.
Elle voulait juste protéger son Soleil.

into the night

Un autre jour, le petit trait d'esprit de Sören aurait pu la faire rire. Il en faisait pas mal, des blagues sur son accident, pour éponger le fiel de son cœur, elle le savait. Elle ne lui en tenait par rigueur parce qu'elle savait qu'elle-même n'aurait jamais réussi à surmonter la colère froide de l'injustice. Sasha n'avait pas été témoin de l'accident, mais elle n'avait jamais pardonné à Hedvig, cette pauvre conne.
Elle savait que si cette folle recroisait son chemin, elle ne ferait pas long feu.
C'est le Soleil qui brille mais exceptionnellement, c'est la Lune qui brûle.

Mais donc, sa blague ne fait pas rire Sasha, qui regarde Sören avec un air d'outre-tombe. Pour le même prix, elle l'aurait frappé à la tête, cet imbécile.

Mais t'arrêtes de faire le con ? C'est sérieux, merde.

Elle l'engueule et elle s'en veut, mais putain, qu'est-ce qu'elle s'inquiète pour lui. Malheureusement, elle n'avait jamais été très douée pour exprimer ses sentiments autrement que par des mots un peu durs, des gestes un peu brusques, mais elle savait que Sören la connaissait assez pour voir au travers. Il ne lui en tiendrait pas rigueur, c'était sa seule certitude.

La plaie est pensée mais Sasha garde la main du Soleil dans les siennes. Elle s'agrippe à cette main, elle serre ses doigts, peut-être un peu trop fort. Elle se concentre dessus. Il a de belles mains, son Soleil. Et il a une belle gueule de con, quand il se met à dire des âneries pareilles.

Ça peut pas être une coïncidence, arrête de te borner comme ça. J'suis pas aveugle, t'as bien vu comme moi que vos blessures sont genre, absolument identiques ? J'ai vu la photo aussi, Sören, j'ai pu comparer, merde elles ont exactement la même courbure, comment t'expliques ça, toi ?

Elle n'avait pas de justification, par contre, et ça l'emmerdait au plus haut point.
Ce n'était pas une coïncidence, mais qu'est-ce que c'était ? Ça, par contre, c'était la colle.

Je sais que la magie ça n'existe pas, mais tu dois bien avouer que c'est quand même vraiment très, très chelou.

Et inquiétant.
Et d'autant plus rageant qu'elle ne pouvait rien y changer.

into the night

Elle allait lui effacer ce petit sourire à grand coup de claques sur le museau, s'il continuait à faire le malin comme ça.
Sören choisissait très mal son moment pour jouer les charmeurs, parce que Sasha était inquiète et furieuse, pire qu'une lionne, et il savait pertinemment qu'il ne fallait pas la pousser quand elle était dans cet état, sous peine de se faire salement engueuler. Mais il continuait, ce petit con. Oh, elle l'aimait, son Soleil, mais là, présentement, elle aimerait aussi beaucoup l'étrangler à mains nues jusqu'à-ce que mort s'ensuive. Ou quelque chose du genre.
C'était le gros problème de Sören : il prenait un peu tout trop à la légère.
Ou peut-être qu'elle-même prenait tout avec trop de gravité ? Non, assurément pas.

Je sais. Elle grogne, c'est presque bouder, à ce stade. Très mature, très digne.J'ai pas de réponse non plus, c'est juste bien trop bizarre. Je crois que je commence à réellement détester cette ville.

Celle qu'ils avaient choisie pour continuer leur vie, pourtant.
Est-ce que c'était une bonne idée, ai final ? Cinq ans après, et Sasha n'y voyait rien de positif. Ils galéraient à payer leurs factures, ils faisaient des jobs qui leur plaisaient à peine, par dépit, Sören n'était pas heureux, ça se voyait.
Peut-être qu'ils auraient dû continuer avec le cirque. Ou continuer leur voyage, tous les deux de leur côté. Mais Polaris commençait à aspirer ce qu'il y avait de bon en Sasha, ne laissant qu'une amertume renfrognée, et même elle commençait à en avoir marre de tirer la gueule tout le temps.

Fais attention à ce type. Et genre, aux couteaux. Si tu te blesses encore, la vie de ma mère Sören je te laisse plus rien toucher.

Elle blaguait, bien sûr.
Mais l'inquiétude était réelle.

Après si c'était juste un stratagème extrêmement élaboré pour que ce soit moi qui fasse la vaisselle ce soir, vraiment y avait d'autres moyens.