Le Planetbucks est bondé et bourdonne comme une ruche. Il faisait beau ce matin, un grand soleil de printemps qui aurait pu faire croire à l'été, mais sur le coup de midi le ciel s'est couvert. Tous les gens assis en terrasse se sont rapatriés à l'intérieur pour échapper à la pluie, fine et serrée, qui ne semble plus vouloir s'arrêter. Alors j'appelle Fubuki une seconde fois, levant la voix et la main.
– Fubuki! Je suis là!
Fubuki Ota-Ikeda. Elle a rejoint le cercle de Cursa en même temps que Mica et Danh, le 13 décembre. Je pense pouvoir dire, sans exagération, qu'elle nous a sauvé. Est-ce que Cursa est volontairement allée chercher une spécialiste de la santé mentale en voyant l'état dans lequel le soir de Halloween a laissé notre cercle? Est-ce qu'elle avait prédit, d'une façon ou d'une autre, la confusion de Vassili et les pertes que nous avons encore dû encaisser? Je ne sais pas. Probable que personne ne sache.
Un point sur ta vie
Il y a du monde partout. Des paroles et des rires qui se mélangent pour donner un brouhaha presque désagréable. Toi, ça te plait. Tu apprécies les foules pleines de vies. Tu sais que ce n’est pas le cas de tout le monde. Que ce n’est pas le cas de grand monde d’ailleurs. Ça t’amuse d’observer les autres, tu n’y peux rien. Et puis, il y a aussi un côté pratique à se fondre dans la masse. Tu passes inaperçu. Tu es moins reconnaissable. On entend moins ta voix. On entend moins tes paroles. C’est exactement ce que tu veux. Te fondre dans le décor et être le plus discrète possible.
Kees doit lever sa main pour que tu puisses le voir. Un des inconvénients de la dite foule, quand tu cherches précisément quelqu’un, c’est peu pratique. Vous vous êtes donnés rendez-vous pour prendre un café. Pour discuter un peu. C’est assez fréquent que tu discutes avec les autres liés de ton cercle. Tu veux que tout le monde tienne le coup dans ces moments difficiles. Et tu t’es chargée de cette mission. Après tout, tu sais ce que tu fais, c’est ton métier. Puis, tu ne peux pas leur proposer de véritables consultations. Pas en étant si proche d’eux.
« Bonjour Kees ! Je suis contente de te voir. Comment vas-tu ? » Lui demandes-tu lorsque tu arrives à sa hauteur.
– Comment je vais… J'ai droit à un joker?
J'attends qu'elle s'installe en sirotant mon mocaccino. On continue à se poser cette question par réflexe, c'est une convention sociale, mais au sein du cercle elle a peu de sens. De ce que je sais des cercles d'Orion et Procyon, grâce à ce que nous ont dit Andrea et Graham, le nôtre détonne par sa proximité. Avec Cursa comme étoile, ça n'a rien de surprenant.
– On va dire que globalement, ça va. Dans le détail, je ne t’apprends rien, c’est un petit peu plus complexe.
Par où commencer? Tout est si intimement mêlé que c’en devient inextricable. J’en sais quelque chose, je passe des nuits blanches à fixer le plafond, cherchant par quel bout prendre ce nœud gordien qui me fait office de vie.
Avec l’éveil de Timofey, le cercle semble avoir retrouvé une certaine sérénité, même si la perte de Leith et Oslo reste un poids écrasant. Cursa se manifeste de nouveau, Ange est un bonheur et une bénédiction, Vassili va… il va. Mais il y a cet inconnu blond qui a fait si peur à Fubuki et Graham, les poussant à déménager en catastrophe, et si il faut se défendre… je ne sais pas quoi faire. Je n’ose plus utiliser mon pouvoir depuis qu’il m’a volé les couleurs.
Ah oui, parce qu’il y a ça, aussi. Trois mois bientôt que je vis dans un monde en nuances de gris. Moi, Kees Vanobbergen, l’artiste-peintre en résidence à la fondation Boratav, subitement frappé d’achromatopsie totale. Et la résidence, parlons-en! Il était prévu qu’elle prenne fin début juin, mon exposition finale aurait dû commencer la première semaine de mai, mais cette année a été si chaotique que rien n’est prêt, tant de mon côté que celui de la fondation. C’est le flou total, oserai-je dire le flou artistique… Et ce flou concerne également mon visa, ma bourse, c’est-à-dire tout ce qui me permet de vivre, de survivre ici, sur cette île où je suis un étranger mais que je ne peux plus quitter pour des raisons indicibles.
Et Andrea enfin, surtout, Andrea dont le visa tourisme a expiré lui depuis belle lurette, Andrea captive comme moi de Polaris et d’une étoile, Andrea qui porte notre enfant dont l’arrivée est prévue pour l’automne…
– J’ai mon rendez-vous avec monsieur le maire ce vendredi pour discuter de ma situation. Je ne te cache pas que je n'en dors pas. Et vous, vous vous faites à la nouvelle maison? Les enfants le vivent bien? Et Graham… toujours pas de nouvelles de son chien?
Un point sur ta vie
Tu aides le cercle comme tu peux. Tu essaies du moins. Tu n’es pas sûre de faire une grande différence en réalité. Pourtant tu sais que certains vont un peu mieux. Ils méritent ton attention. Ils méritent ton oreille attentive et tes conseils. Ils méritent que tu les suives. C’est la moindre des choses. C’est surtout ton domaine d’expertise. Est-ce que la prochaine étape c’est de leur apprendre à tirer avec une arme ? Pitié non. Tu n’es pas certaine de vouloir voir Danh ou Vassili tenir un flingue.
Tu t’assieds à la table de Kees, posant ton café un peu trop chaud sur celle-ci. Un sourire désolé étire tes lèvres. Plus par politesse qu’autre chose. Tu continueras à lui demander comment il va à chacune de vos entrevues. C’est quelque chose qui t’importe vraiment.
« J’ai cru comprendre oui. »
Vous avez tous votre lot de problèmes. Et quand tu ne penses pas aux tiens, tu passes le reste de temps à penser aux leurs. Tu cherches des solutions qui n’existent pas à des complications dont tu ne peux pas grand-chose. Ton esprit est constamment assailli de pensées parasites. Toi. Ton cercle. Graham. Le sien. Minuit. Les enfants. Les étoiles. Athéleïs.
« Je croise tout ce que je peux croiser pour que ça se passe bien ! » Tu lui réponds, mimant le geste en croisant les doigts. « Dans tous les cas, tu sais que si vous avez besoin de quoi que ce soit, on est là. N’hésitez pas. » Tu insistes à chaque fois mais ça te semble important de le lui rappeler. Tu es là pour lui et pour Andrea. « C’est compliqué de retrouver ses marques quand on quitte une maison dans laquelle on a vécu pendant quelques décennies mais ça va. On s’y fait petit à petit. Les enfants n’ont pas l’air trop déstabilisé alors ça aide. Quant à Graham, non. Toujours aucune nouvelle du chien. Il continue de chercher avec ses collègues. Il y en a un nouveau d’ailleurs. Enfin, il ne l’a pas encore rencontré alors on ne sait rien de lui ou d’elle. »
Tu sais juste qu’il y a un lié en plus parce qu’il l’a senti. C’est tout.
Où est Oslo?
Où est North?
Où sont Charlise Astèr Atalante Riley
OÙ EST MADISON?
C'est le cercle qui m'aide à tenir. Dans les moments de faiblesse – et ils sont nombreux–, j'ai pris le réflexe d'aller chercher la force placide de Mica, la vaillance que Fubuki brandit comme une épée, ou encore ce qui fait qu'Ange est Ange: une joie lumineuse qui semble inattaquable. Il y a aussi Timofey maintenant, notre avant-dernier pilier. Et Cursa, qui est là, de retour, et c'est déjà beaucoup. Nous n'étions pas tout à fait réconciliés quand Halloween a eu lieu, mais nous nous faisons confiance aujourd'hui. J'ai fait mon deuil, elle fait le sien. Et je préfère ne pas penser au fait que nous en ferons d'autres.
– Un nouvel éveil là-bas aussi… Du côté du cercle d'Andrea, il semblerait que les choses restent calmes. Quant aux autres…
Je hausse les épaules. Quant aux autres, wie weet? Nous n'avons aucun contact avec eux. Si ce n'était pas pour Graham et Andrea, nous n'aurions absolument aucune information sur ce qui se passe en-dehors de notre cercle à nous. Cursa n'a jamais voulu que nous contactions les autres étoiles et lié·e·s et, pour être honnête, je ne saurai même pas où chercher. Les autres cercles sont nos ennemis, mais… Quelque chose là-dedans me chiffonne.
– Quelque chose me chiffonne, Fubuki. On essaye de se préparer à quelque chose, parce que quelque chose finira bien par arriver, mais… ce ne sera jamais assez. On a aucune idée d'où peux venir le danger. De chez Orion? De chez Procyon? D'un autre cercle? D'autres ennemis encore? De nous?
Je pense à Halloween, je pense à Selkie, je pense à cette femme sur la plage, je pense au jeune homme blond, je pense à ma punition, je pense à Isak. Je pense à Vassili.
Je pense trop, pour changer.
Un point sur ta vie
Tu prends les informations qu’il te donne sur le cercle d’Andrea. C’est maigre. C’est rien du tout en réalité. Mais c’est toujours ça. Si c’est calme c’est qu’ils n’ont rien prévu. N’est-ce pas. Tu partageras avec Graham. Ensuite, libre à lui d’en parler à son cercle ou non. Toi, tu es d’avis que non. Tu es d’avis que ce n’est pas nécessaire tant qu’il n’y a rien de grave. Rien d’important. Tant qu’Orion ne vous menace pas. Est-ce qu’il menace son cercle à lui ? Non. Sans doute pas. Mais dans le doute, tu veux qu’il reste prudent. Qu’il reste sur ses gardes. Ce n’est pas que tu n’as pas confiance en ses collègues liés, mais bof. Tu n’es pas certaine de vouloir placer la vie de ton époux entre leurs mains. Mais n’est-ce pas un peu hypocrite quand toi, tu racontes beaucoup à Ange, Cursa, à ton cercle ?
« C’est toujours ça… » Tu soupires, bois une gorgée de ta boisson.
Il a raison. Quelque chose finira par arriver. Tôt ou tard. Quelque chose comme Halloween peut-être. Tu ne l’as pas vécu directement. Tu n’étais pas encore liée. Mais tu as vu l’état dans lequel Graham est rentré. Tu as eu des échos des membres de ton cercle présents cette nuit-là. Tu ne veux pas qu’une chose pareille arrive à nouveau. Et pourtant, ça semble inévitable. C’est le calme avant la tempête. Tu ne le sais que trop bien. Et Kees aussi.
« Je ne peux qu’être d’accord avec toi. Pour tout avouer, ça me tient éveillée la nuit. J’ai peur de vous perdre vous. Ou de perdre mon mari. » Ou de perdre des amis que tu ne sais pas être liés. « On ne sera probablement jamais complètement prêts, c’est un fait qu’on va devoir accepter. Les deux autres cercles sur lesquels on a des infos sont juste… chaotiques. Et le reste, on ne sait même pas combien ils sont. On avance à l’aveugle et ça c’est… Je n’aime pas. »
Si ça ne tenait qu’à toi, tu aurais commencé à farfouiller sur les autres. À apprendre tout ce que tu pouvais apprendre. Mais Cursa refuse. Et toi, tu lui obéis.
Parce que Timofey vient tout juste d'arriver et qu'il n'est pas tout jeune. Parce que Vassili ne se remet pas du traumatisme. Parce que Milan est en deuil. Parce que Cursa souffre. Parce que la famille de Fubuki est menacée. Parce qu'Andrea et moi attendons un enfant…
– Je me demande si tous les autres cercles sont forcément nos ennemis. Si une alliance ne serait pas possible. Peut-être même avec ceux d'Orion et de Procyon. Ils sont si calmes depuis cette nuit-là, peut-être qu'ils ont renoncé à leurs plans?
Je me demande presque si je ne préférerai pas qu'il se passe quelque chose. N'importe quoi, plutôt que cette attente qui me ronge et me tue. Je soupire à mon tour, termine cul sec ma boisson.
– Sorry, Fubuki. J'ai l'impression qu'on en revient toujours aux mêmes sujets, alors qu'on pourrait parler d'autres choses, des trucs positifs, quotidiens… Pas toujours ces histoires d'étoiles, de cercles, de pouvoirs…
Comment c'était, la vie avant?
Un point sur ta vie
Tes ongles vernis tapotent contre le gobelet. Tu réfléchis à ce qu’il te dit. Tu réfléchis à cette alliance. Ces alliances. Mais vous en savez trop peu. Les membres de ces dits cercles eux-mêmes en savent peu. Tu soupires. Tu hausses les épaules. Tu ne sais pas.
« Probablement qu’ils essaient juste de survivre, comme nous. Est-ce que pour autant on peut se permettre de copiner avec eux..? C’est une bonne question. J’adorerai te répondre que oui et qu’il n’y a aucun danger parce que mon mari est avec eux mais je ne peux même pas. Lui ne ferait pas de mal à une mouche. Il est bien trop adorable. Mais il ne connaît pas tous les liés de son propre cercle, et même dans ceux qu’il connaît… ouais.. »
C’est la même chose pour Andrea. On ne sait rien. Elle ne sait rien. Rien sur son cercle. Rien sur celui de Graham. Rien sur les autres. C’est à en devenir folle. Et ça n’aide certainement pas ces angoisses qui te submergent petit à petit. Il y a quelque chose de triste en permanence sur ton visage ces temps-ci. N’importe qui pourrait le voir. Tu es une femme fatiguée. Qui ne le serait-pas ?
« Ce n’est rien. C’est normal après tout. On s’inquiète. Ce serait insensé de notre part de ne pas le faire. Je me dis qu’au moins, on est pas tout seuls là-dedans. Qu’on peut se serrer les coudes. C’est déjà ça. C’est un peu de positif dans cette situation merdique. »
Le visage de Fubuki est marqué par des tourments que je ne connais que trop bien. Nous portons tous et toutes ces stigmates-là. Dans la rue, je me retrouve parfois à surprendre dans un visage anonyme des ombres similaires et je me demande si la personne que je viens de croiser ne porte pas le fragment d'une étoile naufragée. Je pense à ce garçon aux cheveux noirs que j'ai rencontré dans ce même café et qui a reconnu Madison. Je pense à elle, ses mains et la rivière et l'eau qu'elle a senti en moi. Je pense à cet ami de Vassili et à la glace qu'il savait faire surgir.
– Je vais y aller, Fubuki.
Mon rendez-vous avec Ruvik Hunter est dans cinq jours et j'ai encore besoin de préparer certaines choses – des papiers, ce que je veux lui dire, pour qu'au bout du compte tout s'effondre comme un château de cartes, mais cela me rassure malgré tout. J'aurai voulu en parler avec elle, de cette entrevue, des enjeux qui pèsent dans la balance, mais… tant pis. Je ne sais pas ce qu'elle aurait pu me dire d'autre, de nouveau.
– Merci encore. Pour ton temps, pour tout. On se tient au courant.
Je règle pour nous deux avant de partir.