Je suis un mauvais dormeur, je l'ai toujours été. Le sommeil, c'est chiant: ça fait perdre un temps fou, ça débarque toujours quand on veut pas de lui, ça refuse de venir quand on l'appelle. Ma chambre à coucher est un gâchis d'espace, j'ai pris l'habitude de pioncer sur le canapé, à mon bureau, quelques heures à peine reposantes. Mon lit, je l'ai acheté par habitude, par convention, pour la baise, pour que Numa y dorme tout bas, tout contre moi. Les heures que j'ai pu passer à le regarder dormir, à me régaler de lui endormi, la rivière d'or de ses cheveux son odeur ses lèvres et l'ombre de ses si longs cils sur sa peau pâle…

Je l'aime. Je l'aime tellement. Au point que j'ai failli tout détruire, au point que j'ai failli le perdre à jamais. C'est pas humain d'aimer comme ça.

Mes mains brûlent.

« Mon cœur s'ouvre à ta voix…»

C'est pas la voix de la Callas qui me réveille. J'émerge difficilement, j'ai dû m'effondrer d'un coup, assommé sur ma chaise. Je tourne la tête… il est là. Ça me surprend pas. C'est comme si tous ces mois passés loin de lui avaient été abolis. On a refermé la parenthèse, l'histoire reprend là où elle s'est arrêtée. Peut-être que je rêve encore un peu, à moitié. La chaise pivote, je pose mon front contre son ventre, l'enlace de mes bras. Les battements de son cœur résonnent à l'intérieur de moi.

– Je t'aime…

Ses mains dans mes cheveux, le long de ma nuque, sur mes épaules, ses mains que j'ai envie d'embrasser et de mordre, ses mains langues et belles et blanches. Les miennes, enfermées dans leurs prisons dorées.

Numa me dit qu'il m'aime et mon cœur explose. Je veux le serrer plus fort encore (je veux, je veux, je le veux) mais mes mains me brûlent tellement que j'ai peur que mon pouvoir m'échappe, traverse la feuille d'or, traverse le cuir, traverse sa chemise et le change en métal froid, là entre mes bras. Je le lâche vite et à regret. Quand son doigt touche mon front je sursaute, un geste de recul – mais non, il va bien, tout va bien.

– Je bave pas, je maugrée en essuyant ma bouche sur ma manche.

J'ignore sa question parce que j'ai pas la réponse, me lève pour m'étirer. Mon dos craque, ma nuque est raide et douloureuse, tu parles d'un sommeil réparateur. La nuit est tombée, il fait sombre tout à coup.

Que Numa soit là, qu'il ai toujours le badge et la clef, c'est dans l'ordre des choses. Ici c'est chez lui autant que chez moi, il vient et repart quand il veut, un accord tacite entre nous deux . C'est mon genius loci, l'esprit des lieux, qui fait que cet appart est un foyer plutôt qu'une maison.

– Tu étais dans le coin? Tu veux rester dîner? J'ai plus grand-chose au frigo mais on peut commander.

Numa reste.

C'est con mais ça me rend tellement heureux. Il va être là, avec moi, dans mon appartement – dans notre appartement. Il va lire au lit, boire son lait au miel le matin à l'îlot de la cuisine, s'endormir sur un coin de canapé, contempler la vue une tasse de thé à la main, brosser ses cheveux devant le miroir de la salle de bain, je vais entendre sa voix, sentir son parfum, sentir sa présence. On va discuter, s'agacer, se frôler, partager nos nuits et nos repas, faire l'amour, regarder des films, parler de nos journées et de ses lectures, sortir au restaurant, marcher longtemps dans la nuit.

– Pas de soucis. T'es ici chez toi.

Alors c'est Orion qui l'a chassé? Putain, c'est un phénomène son étoile – et je dis ça alors que la mienne est un chien à moitié sauvage. Numa s'est assombri. N'importe qui serait furieux d'être jeté hors de chez lui, mais cette maison, c'était celle de Leon, l'un de ses souvenirs de Leon. Le temple de Leon. J'exagère à peine.

Je vais le rejoindre à la fenêtre, passe une main dans son dos. Son refus de s'alimenter me fait froncer les sourcils.

– Eh. Pas de ça avec moi, pumpkin. Ça fait combien de jours que t'as pas mangé?

– Pumpkin…

C'est une ombre que je tiens dans mes bras, un reflet. On peut maigrir de l'âme? Numa a l'air si… fragile. Pas comme du verre mais comme une toile d'araignée, une mue de serpent, le calice parcheminé d'un alkékenge. Un coup de vent, un geste brusque et il se déchire sans un cri, sans un bruit. Je fourre mon nez dans la masse dorée de ses cheveux et c'est comme si même son parfum faiblissait. La lumière d'Orion le rend transparent.

– Moi aussi, tu m'as manqué. Je t'aime, tu sais?

Je cherche ses lèvres des miennes. Je veux le goûter, Numa, mon oiseau muet, mon amour en cage.

– Allez, fais-moi plaisir, essaye de manger quelque chose. Je peux te faire du lait au miel, si tu veux.