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L'heure de se rappeler d'étranges souvenirs.
remords, regrets
Peut-être que tout irait bien, au final.
Nadir y croyait dur comme fer.
Peut-être que tout irait mieux, au final.
Peut-être que demain Orion arrêterait de les laisser dans l'ignorance. Peut-être qu'un jour il rencontrerait les autres. Peut-être que demain il se réveillerait, et tout serait comme avant. Peut-être que les cinq dernières années avaient été un drôle de rêve. Les six derniers mois un sombre cauchemar.
Nadir se sentait seul, même au milieu d'une foule, même au milieu d'une conversation, il se sentait aliéné, il avait l'impression de ne plus comprendre le monde. Plus personne ne le comprenait lui non plus, de tout façon.
C'était peut-être ça, le problème. C'était peut-être lui qui avait trop changé.
Nadir ne comprenait toujours pas ce qui lui arrivait. Il était tiraillé, partagé entre sa dévotion totale pour son Étoile, tous ses principes, sa Foi qui prenait des virages inattendus.
Il préparait distraitement le repas de cette nuit ; il n'aurait pas le temps de rompre le jeûne avant de commencer le travail ce soir. Il avait l'habitude. Il tiendrait le coup. Il penserait aux dattes qui l'attendaient sagement dans une petite boîte.
Il était soulagé de ne pas avoir eu à penser à Orion pendant cette période.
Il pensait à Morgan. Souvent. Tous les jours, toutes les heures.
Il lui manquait terriblement.
Il n'arrivait pas à accepter le fait qu'il ne le reverrait plus jamais. Ça lui brisait le cœur, ça lui coupait la respiration, brusquement, brutalement.
Il détestait se rappeler qu'il n'avait pas eu voulu l'occasion de lui dire au revoir. Adieu.
À jamais, à bientôt peut-être.
Nadir était seul ; peut-être que c'était mieux ainsi.
Un coup à la porte d'entrée. Il n'attendait personne, il n'attendait jamais personne.
En face de lui, une femme. Une vieille petite femme. Une dame qu'il connaissait très bien. Une dame qu'il n'avait plus revue depuis plus de vingt ans. Pas depuis qu'elle n'avait plus voulu lui parler, butée, bornée.
Margaret Carpender.
Sa propre belle-mère.
- Je ne m'attendais pas à vous revoir un jour, souffla-t-il, la main sur la porte, incapable de dire quoi que ce soit d'autre.
Re: L'heure de se rappeler d'étranges souvenirs.
• 207 Thrasher Road – Périphérie
• 05/07/2022
• Avec @Nadir Al-Kuwari
Depuis le 15 mai, Mamie n'oublie plus rien.
En fermant les yeux, elle peut remonter jusqu'à la seconde précise où elle a franchi les portes de la galerie des Goélands, l'invitation au fond de son sac à main, la broche épinglés à sa veste. De là, si elle laisse se dérouler le fil des événements, tout – absolument tout – se rejoue devant elle dans le moindre détail.
Ses souvenirs d'avant, eux, n'ont pas été réparés, mais ils ne s'effritent plus. Toute sa mobilité n'est pas revenue, mais elle a cessé de s'étioler. Mamie n'a pas été miraculeusement guérie, mais la maladie s'est tue. On lui a offert un sursis. Elle ne sait pas combien de temps il durera.
Quand elle monte dans le bus, elle sait que c'est un long périple qui s'annonce. Tant mieux. Même si elle a déjà pris sa décision, même si l'adresse est écrite en gros dans son carnet (on ne sait jamais), elle a besoin d'un peu de temps pour penser. Assise côté fenêtre – un avantage de son grand âge –, elle regarde défiler le paysage. Ces rues des Chiens de Chasse qu'elle connaît par cœur, un réseau qui lui est aussi familier que celui des rides qui embrassent ses mains. Des mains qui ont appris à lire… Oh, elle a encore du mal à réaliser tout ça, mais ça explique tant de choses!…
Elle se demande ce qu'Ether en aurait pensé.
(Combien de renards habitent cette forêt qu'ils traversent?)
Mamie s'est endormie. C'est la conductrice, à qui elle a signalé son arrêt, qui l'alerte qu'elle est arrivée. Elle descend du bus, il redémarre, s'éloigne, la laisse seule. Les arbres et les champs bruissent calmement. Elle se sent étrangement sereine. Beaucoup d'eau a coulé sous les ponts, assez pour délaver même les plus violents, les plus tristes des sentiments. Elle ne sent plus les boulets à ses pieds, les Remords et les Regrets. Elle est venue ici pour donner sens à cette deuxième chance. Elle est venue ici pour tout réparer. Ou au moins, pour essayer.
Elle toque, une fois. La porte s'ouvre sur Nadir Al-Kuwari.
Il a vieilli. Pas seulement par l'action du temps: ses traits ont été creusés par l'amertume et le chagrin. Des fleuves qu'il a alimenté de ses larmes, mais dont elle est la source.
– Je ne m'attendais pas à vous revoir un jour.
Margaret Carpender sourit. Douce mélancolie.
– Moi non plus, Nadir. Moi non plus.
Et pourtant, nous voilà.
Oh, Morgan, si seulement tu pouvais être là… Je pris, j'espère que tu nous vois.
– M'autorisez-vous à entrer?
Re: L'heure de se rappeler d'étranges souvenirs.
remords regrets
Nadir a la main sur la poignée de la porte et le poids du monde sur les épaules.
Se doute-t-elle seulement à quel point la regarder est douloureux ? A quel point la voir là, sur le pas de sa porte, de leur porte, fait remonter en lui des souvenirs par vagues, comme un raz-de-marée désorganisé qui le broie de l'intérieur ? Bien sûr que non.
Ou peut-être que si, justement.
Elle n'était jamais venue. Elle n'avait jamais voulu venir, pas depuis qu'elle avait effacé Morgan de sa vie.
Il ne savait même pas comment elle avait eu leur adresse. Il ne voulait pas savoir.
Maintenant elle était là, et malgré tout le ressentiment que Nadir éprouvait pour elle, malgré les blessures de Morgan qui lui pesaient encore sur le cœur... elle restait une vieille dame, et il lui semblait inconcevable de lui claquer la porte au nez, surtout par cette chaleur.
Et puis, si elle avait fait le déplacement jusqu'ici... non, ce n'était pas anodin.
Nadir s'effaça de l'encadrement de la porte, et l'invita à entrer dans sa maison, vide et silencieuse. Elle aurait tout aussi bien pu être inhabitée.
Il l'invita à s'asseoir sur le canapé, et son visage n'arrivait pas à sourire.
Il n'arrivait plus à faire semblant ; sa personnalité s'effaçait, ces derniers temps. Devenait-il, lui aussi, un bloc d'argile ? Une terre friable à forme humaine, mais lui désapprenait peu à peu le concept de sentiments, pour se transformer lentement en une coquille vide et laissée à l'abandon.
Nadir se sentait seul, et le silence était insoutenable.
- Je vous propose quelque chose à boire ? demanda-t-il à madame Carpender sans oser la regarder dans les yeux, poli, toujours, mais terriblement mal à l'aise.
Ça l'occuperait quelques minutes, le temps de se remettre les idées en place.
Elle avait pris place dans le canapé, à l'endroit où Morgan avait l'habitude de s'asseoir. Il constatait leur ressemblance, quelques mimiques qu'ils partageaient. Il retrouvait en cette femme dont il ne connaissait rien cet homme qu'il connaissait par cœur. Cœur qui se serra un peu.
- Qu'est-ce que vous faites chez moi ? ajouta-t-il finalement, à mi-voix, comme si poser la question trop haut pouvait changer le cours de l'histoire.
Il lui en avait voulu terriblement pendant plus de vingt ans.
Il n'avait éprouvé pour elle que de la rancœur, dont il avait presque honte.
Pourtant, à la voir comme ça, il ne ressentait maintenant plus que la tristesse qui crusait ses traits un peu plus chaque jour.
Ils étaient les seuls garants du souvenir de Morgan.
Re: L'heure de se rappeler d'étranges souvenirs.
• 207 Thrasher Road – Périphérie
• 05/07/2022
• Avec @Nadir Al-Kuwari
Margaret Carpender franchit le seuil de cette maison qu'elle n'a jamais voulu voir (des invitations déchirées, jetées avec les déchets). Elle y entre comme dans un espace sacré, un cénotaphe – les pièces en ont la pénombre, le dépouillement et la fraîcheur. Le sentiment qu'elle n'a pas le droit d'être ici, qu'elle est trop impure pour être entre ces murs, l'agrippe par les épaules. Elle l'accueille, l'observe, le laisse partir.
– Un verre d'eau, s'il-vous-plaît.
Elle boit en silence, assise sur le canapé, sans savoir qu'elle a choisi d'instinct la place que son enfant affectionnait. Elle n'ose pas regarder Nadir, elle non plus, ou à la dérobée; son visage est un poignard, son regard comme du sel sur ses plaies. Elle sait que c'est réciproque. Mais cela passera. Cela aussi sera lavé, purifié.
– L'année dernière, j'ai appris que j'avais la maladie d'Alzheimer.
Le poids du nom intime le silence. Mamie a tourné son visage vers la fenêtre, vers la lumière filtrée par les rideaux.
– Mes souvenirs de Morgan ne sont pas les bons. Ce ne sont pas ceux que lui voulait que j'ai. Morgan voulait que je me souvienne de lui comme de l'homme qu'il était. Il voulait que je me souvienne de lui… heureux. Enfin heureux. Avec vous.
Et il n'est peut-être pas trop tard pour exaucer son souhait. Grâce à vous. Grâce à cette seconde chance.
– Je ne suis pas venue chercher le pardon. Je suis venue chercher ces souvenirs qui me manquent, avant de tous les perdre.
Re: L'heure de se rappeler d'étranges souvenirs.
remords, regrets
Nadir n'avait pas réussi à s'asseoir en face d'elle. Il restait debout, un peu en retrait, dans l'ombre projetée par les rideaux, tirés pour préserver la maison de la chaleur étouffante de l'extérieur.
Un verre d'eau également à la main, il devait se faire violence pour ne pas tourner en rond dans la pièce, pour ne pas partir s'enfermer dans la cuisine, et espérer que tout ça ne soit qu'une hallucination.
Il l'écouta parler de sa maladie, parler de ses souhaits, et ses dents se serrent sans qu'il ne le remarque.
- Et vous n'avez pas l'impression d'arriver un peu tard pour ça ?
C'est la même voix calme qui pose la question, la même voix basse, mais sous laquelle commence à gronder une tempête.
Il détestait la violence. Il détestait la noirceur du monde, la mal omniprésent, il haïssait cette colère qui montait en lui ; il ne se reconnaissait pas.
Mais il ne pouvait pas pardonner.
- Où est-ce que vous étiez, quand il était en vie ? Ça fait plus de vingt-cinq ans. Pas une seule fois vous n'avez eu envie de connaitre votre fils de son vivant ? Pas une seule fois ? Vous attendez qu'il soit mort pour grappiller des informations sur lui ?
Vous n'avez pas honte ? resta au bord de ses lèvres.
C'était la première fois qu'il prononçait le mot "mort" pour parler de Morgan. Ce fut l'instant décisif qui coupa le maigre fil de son dernier espoir, la petite pensée timide qui lui faisait croire, par moment, qu'il allait passer la porte de la maison et que tout redeviendrait comme avant, que la vie pourrait reprendre son cours normal.
Il acceptait enfin que ce ne serait pas le cas.
Morgan n'était plus, et son regard curieux le toisait sous les traits de la femme en face de lui.
- Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ? Que vous lui avez brisé le cœur ? Qu'à cause de vous, il a versé plus de larmes que j'aurais cru possible ? Que pendant vingt ans, il a espéré tous les jours un signe de votre part ?
Nadir n'avait jamais été un grand bavard, et ces mots lui coûtaient presque.
Il soutenait le regard de sa belle-mère, et ses yeux sombres étaient habités d'une grande peine.
- Il ne vous en a jamais voulu. Jamais. Il espérait que vous comprendriez, et que vous reviendriez. Moi, je n'ai jamais pardonné ce que vous avez fait.
Il s'assit, finalement, sur le fauteuil en face d'elle, les traits tirés.
- Mais je n'ai aucune envie de me battre avec vous.
De toute façon, il n'en avait pas la force. Nadir était fatigué, la vie devenait trop lourde.
- Qu'est-ce que vous voulez savoir ?
Re: L'heure de se rappeler d'étranges souvenirs.
• 207 Thrasher Road – Périphérie
• 05/07/2022
• Avec @Nadir Al-Kuwari
Elle accepte. Elle encaisse. Chaque mot de Nadir s'enfonce dans son cœur comme une épée – Notre-Dame des Sept Douleurs – et chaque douleur est méritée. Tout ce qu'il dit est juste. Hélas, tout ce qu'il dit est juste.
La colère de Nadir est une eau glacée à vous couper le souffle, une eau qui la submerge. Elle espère presque qu'elle noiera ses paroles, que l'eau la mettra à l'abri du bruit de monde mais cette eau est une métaphore, elle ne peut rien pour elle et ces paroles, il faut qu'elle les entende. Elle a besoin de les entendre.
Margaret n'a aucune excuse. Elle n'a pas le droit d'en donner et ne mérite pas d'en recevoir. Elle le sait. Elle porte les stigmates d'un péché pour lequel il n'existe aucune absolution, aucune indulgence. Elle a trahi son fils. Elle l'a tué.
Elle n'aurait jamais dû venir.
Elle n'a PAS LE DROIT D'ÊTRE LÀ.
Le costume est tombé. Margaret est mise à nu, là dans ce canapé. Fini les habits chamarrés, fini les surnoms bariolés, fini l'impertinence. Bas les masques!
Son visage est un RAVAGE DE LARMES.
Elle ne dit rien. Elle n'a rien à dire. Son enfant lui manque.
Nadir s'est assis, une coquille vide, vidée, épuisée. Nadir s'est assis.
Qu'est-ce qu'elle voulait savoir?
Margaret tend la main et pour la première fois de sa vie, elle touche son beau-fils. Ses doigts se posent, légers, sur le dos de sa main.
Elle plonge.