« Comment vas-tu aujourd’hui, Jade ?
- Comme toujours : bien ! »

À force de te voir, les médecins et infirmier-ères en charge de ton cas ont fini par sympathiser avec toi, au point qu’iels en sont venu-e-s à te tutoyer. Il faut dire que tu as un caractère qui s’y prête bien et que, contrairement à quelques patient-e-s, tu sais prendre sur toi et ne pas insulter le personnel médical quand un contretemps survient.

Tu vas bien, oui. Tu vas toujours bien. Mais tu es extrêmement fatiguée. Tu as encore joué aux imbéciles avec ton pouvoir. Tu n’avais pourtant aucune raison de le faire – aucune, si ce n’est celle de ressentir le moment.

Tu étais au parc. Il faisait beau et chaud. Tu te baladais au milieu d’une populace plus joyeuse qu’à l’accoutumée. Tu sentais l’effervescence dans l’air – celle propre au retour du beau temps. Tu entendais les rires, sentais les vibrations sous tes pieds – l’activité ambiante. Tu entendais les geysers cracher de l’eau, et l’eau retomber au sol dans un claquement singulier. Le bruit était pour ainsi dire toujours suivi d’un cri d’enfant et d’esclaffements innocents.

Tu as eu envie d’immortaliser ce moment, alors tu as fait appel à ton pouvoir. Les rires, les chants, l’eau, le soleil dans ton dos. Tout s’est figé, comme d’habitude, dans un écho qui a duré, duré. Lointaine, la cacophonie des enfants. Murmure, le sifflement de l’eau tranchant l’air. Sous tes pieds, tu avais encore la sensation qu’une armée était en marche. Tu as fermé les yeux, souris.

Puis le noir total.

Tu n’as même pas été étonnée de te réveiller dans cette chambre d’hôpital. Pas la même que d’habitude, mais tu as mis ça sur le compte du nombre de cas qui, à en croire les actualités, ne cesse de croître.

Tu es paisible, malgré l’étrange sensation qui t’étreint.
Celle qu'il s’est passé des mois depuis cet événement.

« Comment vas-tu aujourd’hui, Jade ?
- Comme toujours : bien ! »

Un sourire étire ta mine mutine quand tu devines qui s’apprête à pénétrer dans ta chambre. Tu n’as pas besoin de tes yeux pour le voir, pas besoin du son de sa voix pour le reconnaître. À l’instar des lié-e-s, tu discernes mentalement sa silhouette, cette forme d’énergie pure qui t’éblouit et te rassure. Celle de Ruvik, en outre, est plus lumineuse que celle de tes camarades du cercle. Ruvik ? Non. Tu comprends que c’est à Spica que tu as affaire à la façon même dont elle ferme la porte derrière elle, et au timbre si particulier de sa voix.

« Hey ! »

Le sourire que tu lui adresses s’agrandit aussitôt qu’iel prononce le mot magique – « beignets ». Il ne fait que renforcer ce rictus espiègle qui te sied si bien. C’est à croire que tu l’as fait exprès. Que tu as utilisé ton pouvoir et provoqué ses effets secondaires uniquement pour avoir le droit à ces délicieux beignets. À peine sont-ils posés à côté de toi que tu les cherches à tâtons. Comme tu te précipites, ton état se rappelle à toi. Tu te figes un bref instant, lèves une main à l’attention de Spica pour qu’iel n’intervienne pas. Tu vas bien. Quand ta faiblesse s’est estompée, tu reprends ton mouvement comme si de rien n’était.

« C’est gentil d’avoir pensé à moi ~ »

Tu portes le sachet à toi, le manipules, l’ouvre pour en tirer le Graal gastronomique. L’odeur suffit à te faire saliver.

« Hmph… Chi bon… Hmph… »

Tu avales ta bouchée tout rond.

« Comment ça va toi ? »

Tu n’en as pas l’air mais tu te soucies réellement de l’état de ton étoile. Après tout, elle mérite le meilleur.

Même si tu sembles absorbée par ces délicieux beignets que tu dévores un à un, tu enregistres tout ce que Spica te raconte. Tu notes que Bérangère – Bérangère, bon sang, pourquoi faut-il toujours qu’elle dise tout à tout le monde ? – est la raison pour laquelle ton étoile se trouve près de toi à cet instant. Tu notes également que Spica te connaît décidément trop bien. Ton rythme de mastication diminue, signe que tu cogites sur le sujet de tes pouvoirs. Tu prends le temps de déglutir.

« Bah. À quoi ça sert d’avoir ce pouvoir si c’est pour ne pas l’utiliser ? que tu prononces sur un ton un brin renfrogné malgré toi. Mais OK… J’essaierai de faire attention. »

Ce ne sont pas des paroles en l’air. Personne ne veut qu’il t’arrive quelque chose, et par personne tu entends ton étoile et ton cercle. Tu sais ce que ça fait, lorsqu’il arrive quelque chose à un.e lié.e. Lorsqu’il ou elle a mal, lorsqu’il ou elle disparaît. Tu ne veux pas leur faire subir ça alors oui, tu essayeras de faire attention. Mais tu sais aussi que c’est plus fort que toi et que faire appel à ton pouvoir est quasi-instinctif. Tu fermes les yeux, juste une seconde, en repensant aux mises en garde de ceux et celles qui te prennent en charge ici. Iels ne comprennent pas ce qu’il t’arrive – les véritables raisons de tes maux – mais iels sont formels : ça ne fait que t’affaiblir. Jusqu’au jour où…

« Fauve ? Il est passé me voir ici, une fois. »

Tu fais l’impasse sur la date pour la simple et bonne raison que tu n’arrives plus à te souvenir de si c’était avant ou après qu’il ne disparaisse. Tu ne crois pas avoir ressenti quoi que ce soit en ce sens ces derniers jours mais, troublée par cette question sortie de nulle part, tu préfères poser la question :

« Il lui est encore arrivé quelque chose ? »

Fauve va bien. En tout cas, c’est ce que le rire de Spica te pousse à penser – et c’est ce que tu préfères penser. Tu prends même sur toi le fait qu’elle te laisse entendre que c’est toi, ici, l’enfant à surveiller. À bien y penser, elle n’a peut-être pas tort. Pour la forme, tu esquisses tout de même une moue vexée.

« Mouais… »

Tu es surprise par la sensation de sa main sur la tienne. C’est un contact d’une incroyable douceur, et d’une chaleur infiniment réconfortante. La lumière de Spica t’incite à croire que tu es capable de tout surmonter. C’est peut-être bien ça le problème avec toi. Tu veux constamment faire plus, de peur de ne plus pouvoir faire.

« Mais… »

Tu te ravises. Tu lèves la tête vers cette lueur qui irradie à côté de toi. Tu aimerais lui dire que tu es assez grande, que tu as passé l’âge d’être mentorée, mais tu ressens une telle tendresse de la part de ton Étoile que tu ne peux lui tenir tête. Pas à elle.

« OK… »

Moment de silence. Tu as toujours une main occupée par un beignet ; l’autre est sous la délicate emprise de Spica. Tu n’aimes pas parler de ça - d'ailleurs, tu estimes ne pas être la bonne interlocutrice pour ça - mais, songeant que tu n’auras pas meilleure opportunité, tu t’y risques.

« Y’a du neuf ? Quelque part, tu sais… »

… Mais toujours à ta façon. Sans vraiment te mouiller, comme si prononcer les mots risquait d'avoir de dramatiques conséquences.

Tu crains devoir t’expliquer plus en amont quand Spica répond à ta question par une autre. Tu n’es pas douée pour aborder les sujets sérieux. Toi, tu préfères être la pitre du groupe ; celle qui détend l’atmosphère avec une blague un peu nulle, ou une ânerie dont seule toi a le secret. De fait, tu es presque soulagée lorsqu’elle semble comprendre où tu veux en venir. Enfin, soulagée : compte tenu de la situation, le terme n’est pas vraiment adapté.

« Moi ? T’as vu ma taille ? Jamais ils me repéreront… »

Le ton a beau se vouloir plaisantin, il y transparaît une inquiétude que tu es incapable de cacher ; pas à Ruvik, ni à Spica. Ils te connaissent trop bien et, à force de te côtoyer – ou parce que tu es leur liée –, ils connaissent tes faux semblants. Comme tout le monde, tu as des doutes. Comme tout le monde, tu as des peurs. Tu arrives seulement à les enfouir au fond de toi, à les dissimuler derrière une façade de rires et de conneries.

« Spica. Comment je suis supposée les reconnaître ? Comment les éviter ? »

En restant cachée, naturellement. En faisant profil bas. Tout l’inverse de ce que tu fais, en fait.  

Le sentiment d’incertitude dont Spica semble éprise se mue, chez toi, en insécurité. Tu te recroquevilles sur toi-même, sous les draps légers mais pourtant chauds de ce lit d’hôpital, comme si t’y dissimuler empêcherait tout malheur de t’arriver. Tu en as oublié les petits beignets au fond du sachet.

La discrétion semble être la seule solution envisageable. La fuite, le comprends-tu, ne fait pas partie de tes options. Sans doute es-tu déjà condamnée si tu atteins ce stade. Les recommandations de Spica te donnent l’impression d’être un animal dans un troupeau, une proie. Seule, acculée, ses chances de survie sont pour ainsi dire inexistantes. Tu ne veux pas être cette proie. Tu veux vivre.

« Bah… Priam arrête pas de poster dans la conversation groupée. Difficile d’être isolée avec ce type… »

La petite plaisanterie qui va bien, comme toujours, pour ne pas avoir à parler de choses plus dramatiques. Tu rejoins pourtant Spica sur ses derniers propos et sans doute en a-t-elle conscience : toi non-plus, tu ne laisseras pas tes lié-e-s se faire piéger. Et pour la première fois de ta vie, tu envisages même le fait d’utiliser ton pouvoir pour leur venir en aide. Tu espères seulement ne pas avoir à le faire...

Tu es étonnée d’entendre, à défaut d’un rire que tu as secrètement espéré, le froissement du sachet de beignets suivi du son caractéristique d’une mastication. Tu ne t’opposes pas à ce vol – qui n’en est par ailleurs pas un puisqu’en réalité, même si Spica te les a ramenés, c’est elle qui les a payés.

« Hm hm. Merci. »

L’imminent départ de Spica et de Ruvik tombe à point nommé puisqu’on toque doucement à la porte. Un infirmier se présente sur le pas, et on devine à son air gêné qu’il se doit d’interrompre la discussion. Il se confond en excuses, expliquant qu’il a besoin de reprendre tes constantes.

« Ça va aller, rassures-tu Spica. On reste tous en contact. »

Tu lui souris avant de te redresser dans ton lit pour faciliter la tâche à l’infirmier.

((Je pense que c’est bon pour moi ! Merci pour ce RP ! ))