Non. Nous trois.
L'émotion me saisit à la gorge. Andrea a l'air si calme, les yeux fermés, la brise dans ses cheveux lourds, les mains croisées sur le ventre. Je n'en reviens toujours pas. C'est fou, ce qui se passe, ce qui est en train de se passer. Pour elle, pour moi. Pour nous. Et, par ricochet, pour le cercle, Ange, Cursa.
Je sens les larmes monter. J'ai pleuré quand elle me l'a annoncé, j'ai pleuré presque tous les jours depuis, pleuré de joie et d'amour, parfois de chagrin de ne pas pouvoir partager ce bonheur avec Leith ou Oslo. Et parfois d'angoisse à la pensée de ce que nous avons traversé et de ce qui nous attend, du danger qui rôde, attendant le moment de nous ravir notre rêve, de le déchirer en lambeaux. Mais il suffit qu'elle pose ses yeux sur moi pour que la peur s'efface, parce que je lis dans ces yeux-là toute la résolution et la confiance du monde.
Elle me regarde. Elle me sourit. Andrea. Je l'aime.
– Je t'aime. Je vous aime.
C'est aussi simple que ça.
être à la hauteur
Tout ce que tu ne lui dis pas et que tu aimerais lui avouer, mains posées sur ton ventre, occupée à observer le jardin, à le détailler comme si tous les prédateurs de la région guettait le moindre moment d'inattention pour s'approcher et te faire du mal. Non, vous faire du mal.
Tu ne montres jamais cette facette de toi, cette facette de la grossesse, les pensées intrusives qui se mêlent aux pensées logiques et s'imposent comme logique à force de fatigue et de réflexion. Tu ne veux pas les inquiéter. Et il y a cet instinct, cet instinct qui te criait que tu étais paranoïaque, et qui maintenant te crie de t'enfermer et de ne jamais sortir.
Mais tu as tes raisons.
Et ces raisons là te donnent une nausée monstre.
Kees est là, Kees est là et il est parfait. Pourtant il fait ce qu'il peut, tout ce qu'il peut. Toi comme lui vous êtes perdus - même si toi tu sais et que lui non. Il connait les crampes et la nausées et la fatigue et qu'est-ce que ça fait d'être en cloque Kees vas-y raconte moi.
U h.
Si seulement tu pouvais lui éviter tout ça. Mais ce n'est pas possible, le lien est là, si facile à percevoir qu'il se matérialiserait presque comme tu ferme les yeux (un peu comme une tâche un fil à suivre) (un peu comme lorsqu'on regarde trop longtemps le soleil).
Tu m'as manqué, tu restes un peu ? Pour le repas, pour la soirée, pour la vie peut-être ? Tu veux être détendue, être cool, ne pas penser à ce qu'est une grossesse normale et ce qu'est une grossesse qui ne l'est pas. Tu ne veux pas penser au manque de suivi et à Vassili enfermé dans sa chambre, au regard inquiet mais concerné de Mica et aux paroles réconfortantes d'Ange.
Tu ne veux pas penser au goût de la terre sur ta langue
(tu ne peux pas y penser.)
– Pour la nuit, au moins.
Même en l'étreignant de la sorte; même si j'essayais d'accorder nos pleins et nos déliés pour combler le moindre vide entre nous; même avec cette liaison comme un pont entre elle et moi, une porte ouverte de mon cœur au sien, il y a des choses chez Andrea qui m'échappent. Des pensées à la périphérie de ma conscience qui disparaissent dès que je tourne mon attention vers elles, des sentiments aussi fugace qu'intenses.
Andrea héberge une peur dont la tanière m'est inaccessible. Je ne sais pas de quoi elle la nourrit. Je crains que ce soit d'elle-même.
Troisième mois, hein? Les nausées (les siennes, les miennes, les nôtres) commencent à s'estomper, la fatigue avec elles. J'essaye de me concentrer là-dessus pour ne pas penser au reste, pour ne pas penser à la première consultation prénatale, la première échographie, la déclaration de grossesse, toutes ces choses qu'il faut faire et que nous ne faisons pas.
– La fondation a commencé les négociations pour prolonger la résidence, il faudra probablement que j'aille plaider ma cause ici et là dans les mois qui viennent. Au moins, j'ai l'assurance de pouvoir loger ici. J'ai aussi contacté mon galeriste et pour le moment je suis tranquille au niveau financier. Donc si la prolongation ne marche pas, il n'y aura que le visa à débrouiller.
Parce qu'il y a tout ça. Parce qu'elle est là illégalement maintenant que son visa tourisme a expiré, qu'elle est bloquée à Polaris avec moi, captive de son étoile et moi de la mienne – impossible d'expliquer ça à qui que ce soit.
– Tu sais que Fubuki et son mari travaillent à l'hôpital de l'Octant. Je suis sûr qu'ils pourraient nous aider. C'est trop dangereux pour toi… pour vous de ne pas avoir de suivi.
être à la hauteur
Ça fait du bien de l'écouter parler, de l'écouter respirer, de l'écouter vivre. Il pourrait bien raconter n'importe quoi, que ce soit terre à terre ou non. Vassili parle peu, et Mica n'en parlons pas. Quand elle ne parvient pas à le lancer sur un sujet, la soirée est très longue. La présence de Kees est une bénédiction, à tous les niveaux.
Sauf quand il insiste pour que tu ailles à l'hôpital, ou que l'hôpital vienne à toi. Mica a bien compris ça, que tu ne voulais pas, et Vassili ne se rangerait jamais contre toi, de ce côté. L'idée de l'existence de ce bébé doit tellement le terrifier qu'il espère sans doute qu'il n'arrive pas à terme, en secret. Et d'un côté, tu le comprends. Tu as peur, et cette peur tu l'alimente tous les jours, par tous les signes qui te disent que rien ne va, et que rien n'est normal. Tu n'as jamais été enceinte, mais tu as fréquenté trop d'amies et de pairs pour savoir ce qu'est une grossesse normale, et la tienne n'a rien de ça.
Et puis, tes peurs s'emmêlent, entre l'idée qu'il vienne au monde difforme ou différent, l'idée qu'il ne vienne pas au monde, l'idée qu'il te déteste, l'idée qu'il te tue. Tu ne sais plus ce que tu penses être le mieux, et ce que les astres ont prévu pour toi... Tu cherches à repousser l'idée que les astres puissent y être pour quoi que ce soit, mais chaque fois que la terre s'anime entre tes mains - tu avais promis de ne plus le faire mais tu ne peux pas t'en empêcher, et ce n'est pas Kees qui te fera la morale, pas vrai - tu sens tes tripes se serrer plus fort et la créature qui y vit supplier pour sortir. Pour s'échapper de toi.
Tout cela est un enfer.
Mais, tu gardes le sourire.
S'il te plait, je n'ai pas envie d'avoir encore cette discussion. Tout va bien.