L'ARTDELANÉGOCIATION.
???, le 29 avril 2022
J'arrive à la mairie de Polaris avec beaucoup trop d'avance et le cœur qui bat si fort que j'entends à peine ce que le secrétaire de l'accueil a à me dire. Je me dirige vers la salle d'attente comme un automate mais rester assis sur une chaise m'est juste insupportable alors je me relève, demande le chemin des toilettes. Juste histoire de me dégourdir les jambes, juste histoire de faire quelque chose, pour tenir l'angoisse au large.
Allez Kees, respire.
Dans le miroir je me repasse en revue, tente de mettre un peu d'ordre dans ma tignasse indomptable, resserre mon nœud de cravate avant de le relâcher, je suffoque déjà assez comme ça merci bien, j'ai chaud, j'ai froid, je vois flou…
Il y a de l'eau partout dans cette pièce, dans les tuyaux, les robinets, les cuvettes. Je sors en catastrophe avant de provoquer un accident et me retrouve, bête, dans le couloir. Je ne sais pas quoi faire. Je vais devenir fou.
Respire, Kees, respire bon sang.
C'est rien de grave.
Trois fois rien.
C'est juste…
… le rendez-vous le plus important de toute ma vie.
Kees.
Respire.
… Depuis combien de temps est-ce que je suis en apnée?
Une grande bouffée d'air dans ce couloir désert. Je regagne la salle d'attente à pas lents.
Je vais y arriver. Je dois y arriver. Pour Andrea, pour notre enfant. Je vais rencontrer monsieur le maire, il connaît déjà ma situation, Emil Boratav s'est entretenu avec lui, je dois voir ça comme une simple formalité, no big deal, tout va bien se passer, bien sûr qu'il va accepter ma requête.
Il n'oserait pas me la refuser le jour de mon anniversaire, n'est-ce pas?
Allez Kees, respire.
Dans le miroir je me repasse en revue, tente de mettre un peu d'ordre dans ma tignasse indomptable, resserre mon nœud de cravate avant de le relâcher, je suffoque déjà assez comme ça merci bien, j'ai chaud, j'ai froid, je vois flou…
Il y a de l'eau partout dans cette pièce, dans les tuyaux, les robinets, les cuvettes. Je sors en catastrophe avant de provoquer un accident et me retrouve, bête, dans le couloir. Je ne sais pas quoi faire. Je vais devenir fou.
Respire, Kees, respire bon sang.
C'est rien de grave.
Trois fois rien.
C'est juste…
… le rendez-vous le plus important de toute ma vie.
Kees.
Respire.
… Depuis combien de temps est-ce que je suis en apnée?
Une grande bouffée d'air dans ce couloir désert. Je regagne la salle d'attente à pas lents.
Je vais y arriver. Je dois y arriver. Pour Andrea, pour notre enfant. Je vais rencontrer monsieur le maire, il connaît déjà ma situation, Emil Boratav s'est entretenu avec lui, je dois voir ça comme une simple formalité, no big deal, tout va bien se passer, bien sûr qu'il va accepter ma requête.
Il n'oserait pas me la refuser le jour de mon anniversaire, n'est-ce pas?
* Monsieur Vanobbergen, il ne bute pas sur ton nom c'est déjà un point positif, je suis désolé pour mon léger retard. Suivez moi, nous allons discuter dans mon bureau.
Ça te rend quand même tout chose, la Mairie de Polaris est un grand bâtiment faste, et pourtant tu l'imaginais sûrement plus comme les bâtiments historiques d'Europe, pas aussi moderne, et pas aussi peuplée. Ici tout le monde court partout comme des fourmis. Il se dirige vers les grands escaliers et commence à monter dans les étages, malgré toi tu le remercie parce que dans ton état, tu n'imaginais pas t'enfermer dans un ascenseur.
L'ARTDELANÉGOCIATION.
Ruvik Hunter, le 29 avril 2022
Ruvik Hunter a l'air absolument enchanté de me voir et je dois résister à la soudaine impulsion de sauter par la fenêtre la plus proche. J'ai toujours été terrifié par les politiques, leur monde est à l'opposé du mien. Surtout, le pouvoir qu'ils détiennent me glace le sang. En ce lieu, en ce moment, c'est comme si Ruvik Hunter avait sur moi, Andrea, notre enfant, le droit de vie ou de mort.
Je tire le cercle à moi pour y trouver du soutien, un peu trop brusquement – je leur présenterai des excuses, ce rendez-vous risque d'être pénible pour eux.
– Monsieur Hunter. Je vous en prie…
C'est d'ailleurs étonnant qu'il soit venu lui-même me chercher, plutôt que d'envoyer un agent d'accueil ou me laisser me débrouiller pour trouver mon chemin. J'essaye d'y voir un bon signe, peut-être que ce rendez-vous lui tient malgré tout à cœur… C'est la première fois que je le rencontre mais j'ai reçu la visite de son adjoint à la culture, et Emil Boratav semble bien le connaître. Toujours est-il que je lui emboîte le pas dans ce labyrinthe qui fait office de mairie, à la mesure – ou plutôt la démesure – de la ville. Il faut tourner à droite, à gauche, passer des portes, monter des escaliers et entre l'attention déployée pour me souvenir du chemin et l'action bénéfique de la marche sur mes nerfs, j'arrive plus détendu à son bureau.
– Merci de prendre le temps de me recevoir. Je sais que M. Boratav et vous vous êtes déjà entretenu au sujet de ma résidence?
Je tire le cercle à moi pour y trouver du soutien, un peu trop brusquement – je leur présenterai des excuses, ce rendez-vous risque d'être pénible pour eux.
– Monsieur Hunter. Je vous en prie…
C'est d'ailleurs étonnant qu'il soit venu lui-même me chercher, plutôt que d'envoyer un agent d'accueil ou me laisser me débrouiller pour trouver mon chemin. J'essaye d'y voir un bon signe, peut-être que ce rendez-vous lui tient malgré tout à cœur… C'est la première fois que je le rencontre mais j'ai reçu la visite de son adjoint à la culture, et Emil Boratav semble bien le connaître. Toujours est-il que je lui emboîte le pas dans ce labyrinthe qui fait office de mairie, à la mesure – ou plutôt la démesure – de la ville. Il faut tourner à droite, à gauche, passer des portes, monter des escaliers et entre l'attention déployée pour me souvenir du chemin et l'action bénéfique de la marche sur mes nerfs, j'arrive plus détendu à son bureau.
– Merci de prendre le temps de me recevoir. Je sais que M. Boratav et vous vous êtes déjà entretenu au sujet de ma résidence?
En guise de réponse, et ça ne te semble pas aussi engageant que tu l'aurais voulu. Il te dévisage quelques instants avant de s'installer à son bureau et croiser les bras, non sans t'avoir désigné la place face à lui. Tu ne remarques aucune photo de famille, mais tu ne l'imaginais pas avoir une photo de monsieur le président dans son bureau - à part l'officielle, accrochée derrière lui, on s'entend.
* Monsieur Boratav m'a souligné que vous désiriez plaider votre cause en personne.
Alors, c'était nouveau, et tu n'avais pas prévu ça, mais soit tu n'avais pas vraiment le choix de toutes façons.
* Donc, si j'ai bien compris la situation, vous souhaiterez prolonger la durée de votre résidence, c'est cela ?
L'ARTDELANÉGOCIATION.
Ruvik Hunter, le 29 avril 2022
Plaider ma cause en personne?
Comment ça, plaider ma cause en personne?
Tout le sang quitte mon visage. Il y a eu une erreur de communication quelque part. Je pensais que M. Boratav avait négocié les choses en amont, que ce rendez-vous était une pure formalité, une courtoisie. Pas que j'allais devoir moi-même expliquer et défendre ma demande – notre demande, parce que cette prolongation, la fondation la veut aussi…
Je peux sentir mon stress saturer les liens du cercle et celui d'Andrea. Putain, elle a pas besoin de ça en plus, les autres non plus, personne n'a à vivre mon angoisse à ma place. Il faut que je me ressaisisse.
– Euh… Oui, c'est ça. Ce… C'est une demande qui, qui émane aussi bien de la fondation que de moi…
Bon, c'est pas glorieux mais c'est déjà ça. Ma voix tremblante se raffermit un peu, je donne tout ce que j'ai pour ne pas détourner le regard.
– À cause des incidents qui ont frappé Polaris ces derniers mois, le, euh, la fondation n'aura pas la possibilité d'organiser une exposition d'ici fin mai… En plus de ça, j'ai perdu la vision des couleurs en début d'année, pour une raison que les médecins n'arrivent pas encore à expliquer, et ça me demande de modifier ma façon de travailler… Alors, comme la prochaine résidence a été annulée à cause de… euh, du danger, je, enfin on…
Je suis en train de perdre le fil. Plus je parle, plus mes phrases prennent la texture des œufs brouillés: mon accent néerlandais s'intensifie, j'avale la moitié des syllabes. Je m'autorise à fermer les yeux, prendre une grande inspiration.
– Je veux rester, M. Hunter. Je veux faire honneur au prestige de cette résidence, à votre confiance et à votre accueil. Pendant cette année que j'ai pu passer ici, je me suis attaché à Astéria, son histoire, sa culture, ses traditions, ses paysages…
Comment ça, plaider ma cause en personne?
Tout le sang quitte mon visage. Il y a eu une erreur de communication quelque part. Je pensais que M. Boratav avait négocié les choses en amont, que ce rendez-vous était une pure formalité, une courtoisie. Pas que j'allais devoir moi-même expliquer et défendre ma demande – notre demande, parce que cette prolongation, la fondation la veut aussi…
Je peux sentir mon stress saturer les liens du cercle et celui d'Andrea. Putain, elle a pas besoin de ça en plus, les autres non plus, personne n'a à vivre mon angoisse à ma place. Il faut que je me ressaisisse.
– Euh… Oui, c'est ça. Ce… C'est une demande qui, qui émane aussi bien de la fondation que de moi…
Bon, c'est pas glorieux mais c'est déjà ça. Ma voix tremblante se raffermit un peu, je donne tout ce que j'ai pour ne pas détourner le regard.
– À cause des incidents qui ont frappé Polaris ces derniers mois, le, euh, la fondation n'aura pas la possibilité d'organiser une exposition d'ici fin mai… En plus de ça, j'ai perdu la vision des couleurs en début d'année, pour une raison que les médecins n'arrivent pas encore à expliquer, et ça me demande de modifier ma façon de travailler… Alors, comme la prochaine résidence a été annulée à cause de… euh, du danger, je, enfin on…
Je suis en train de perdre le fil. Plus je parle, plus mes phrases prennent la texture des œufs brouillés: mon accent néerlandais s'intensifie, j'avale la moitié des syllabes. Je m'autorise à fermer les yeux, prendre une grande inspiration.
– Je veux rester, M. Hunter. Je veux faire honneur au prestige de cette résidence, à votre confiance et à votre accueil. Pendant cette année que j'ai pu passer ici, je me suis attaché à Astéria, son histoire, sa culture, ses traditions, ses paysages…
* Je vois.
Il voit. Super, et maintenant ? Il tire un document d'une pochette dans un tiroir et commence à le remplir distraitement avec son stylo. Il te semblait que tout était automatisé, maintenant, c'est quoi cette affaire ?
* Vous vivez à la fondation, de ce que j'ai compris. Est-ce que cet environnement vous inspire toujours ? Vous vivez seul, j'imagine ?
Tu repères que l'entête de son document mentionne les termes extension de visa et ça te semble une bonne occasion, elle est peut-être trop risquée ?
L'ARTDELANÉGOCIATION.
Ruvik Hunter, le 29 avril 2022
Ruvik Hunter m'inspire un bloc de marbre poli. Parfaitement lisse, parfaitement froid: impénétrable. Rien dans son regard, dans ses gestes, dans sa posture ne trahit ses pensées. La poker face ultime. Il doit être un politicien redoutable.
– Pour le moment, oui. Mais je compte déménager bientôt, chez un ami qui habite en périphérie. Ça représentera un poids financier en moins pour la fondation et la vue qu'on y a de la forêt des Astrales est particulièrement inspirante!… Euh… Tout ça a été convenu en amont avec M. Boratav, bien sûr.
Moi, je sais que je suis transparent comme l'eau de roche. Mes émotions habitent mon visage, animent mes mains, règlent ma respiration et mon rythme cardiaque. Je ne sais pas les dompter et je n'ai jamais voulu: ce sont elles qui guident mon pinceau sur la toile, qui font jaillir des couleurs et des images.
– Et… ça me permettra d'emménager avec ma fiancée, qui est venue me rejoindre. Elle… Je… Nous attendons notre premier enfant, et… elle a besoin de moi à ses côtés, comme j'ai besoin d'elle aux miens.
Je n'ai jamais rien pu cacher.
– Pour le moment, oui. Mais je compte déménager bientôt, chez un ami qui habite en périphérie. Ça représentera un poids financier en moins pour la fondation et la vue qu'on y a de la forêt des Astrales est particulièrement inspirante!… Euh… Tout ça a été convenu en amont avec M. Boratav, bien sûr.
Moi, je sais que je suis transparent comme l'eau de roche. Mes émotions habitent mon visage, animent mes mains, règlent ma respiration et mon rythme cardiaque. Je ne sais pas les dompter et je n'ai jamais voulu: ce sont elles qui guident mon pinceau sur la toile, qui font jaillir des couleurs et des images.
– Et… ça me permettra d'emménager avec ma fiancée, qui est venue me rejoindre. Elle… Je… Nous attendons notre premier enfant, et… elle a besoin de moi à ses côtés, comme j'ai besoin d'elle aux miens.
Je n'ai jamais rien pu cacher.
* Votre situation m'apparait tout à fait instable.
Aie. Et pourtant ça n'a pas l'air de l'embêter outre mesure, il replonge ses yeux dans les tiens et tu devines qu'il pourrait lire à travers n'importe quelle expression. Il doit être sacrément bon au poker, lui, pas vrai ?
* Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous aider ?
Tu ne l'imaginais pas aussi avenant, tu n'imaginais pas le moindre politique aussi avenant à bien y réfléchir. Tu as peut-être touché une corde sensible.
L'ARTDELANÉGOCIATION.
Ruvik Hunter, le 29 avril 2022
– Ha…
C'est un rire jaune qui m'échappe, jaune de Naples. Instable? C'est le moins qu'on puisse dire. Et c'est mauvais signe, non, quand le maire de Polaris en personne vous le fait remarquer? En pleine période de crise, voilà qu'un artiste étranger venu lui quémander la prolongation de son visa lui annonce de but en blanc qu'il en a également besoin pour sa fiancée enceinte et illégalement présente sur le territoire. En Belgique ou en Italie, nous aurions été immédiatement reconduits à la frontière.
Mais en Belgique ou en Italie, il n'y aurait pas eu les étoiles. Il n'y aurait pas eu Cursa, Orion, tout le reste. On aurait emménagé ensemble, dans une maison avec vue sur la mer, j'aurai fait de la peinture, Andrea de la céramique et Félix ne…
non non non non non non non non non
Ruvik Hunter me fixe et je soutiens son regard. C'est étrange. J'ai tout à perdre et j'ai tout mis sur la table, pourtant je me sens plus fort qu'en arrivant.
C'est faux. Il y a des choses que je ne dis pas. Des choses qu'il ne pourrait pas comprendre. Ou peut-être que si? Peut-être qu'il sait ce qui se trame dans cette ville dont il a la charge, peut-être qu'il sait pour les étoiles tombées du ciel et les cercles qu'elles entraînent dans leurs chutes.
C'est à mon tour de soupirer.
– Pour être parfaitement honnête avec vous, monsieur, je ne sais pas ce que vous pourriez faire.
C'est un rire jaune qui m'échappe, jaune de Naples. Instable? C'est le moins qu'on puisse dire. Et c'est mauvais signe, non, quand le maire de Polaris en personne vous le fait remarquer? En pleine période de crise, voilà qu'un artiste étranger venu lui quémander la prolongation de son visa lui annonce de but en blanc qu'il en a également besoin pour sa fiancée enceinte et illégalement présente sur le territoire. En Belgique ou en Italie, nous aurions été immédiatement reconduits à la frontière.
Mais en Belgique ou en Italie, il n'y aurait pas eu les étoiles. Il n'y aurait pas eu Cursa, Orion, tout le reste. On aurait emménagé ensemble, dans une maison avec vue sur la mer, j'aurai fait de la peinture, Andrea de la céramique et Félix ne…
non non non non non non non non non
Ruvik Hunter me fixe et je soutiens son regard. C'est étrange. J'ai tout à perdre et j'ai tout mis sur la table, pourtant je me sens plus fort qu'en arrivant.
C'est faux. Il y a des choses que je ne dis pas. Des choses qu'il ne pourrait pas comprendre. Ou peut-être que si? Peut-être qu'il sait ce qui se trame dans cette ville dont il a la charge, peut-être qu'il sait pour les étoiles tombées du ciel et les cercles qu'elles entraînent dans leurs chutes.
C'est à mon tour de soupirer.
– Pour être parfaitement honnête avec vous, monsieur, je ne sais pas ce que vous pourriez faire.
* Écoutez Monsieur Vanobbergen, à chaque problème, il y a au moins une solution. J'ai la chance d'en avoir un paquet sous la main, si vous ne voulez pas tenter votre chance, je pense que cette conversation est terminée.
Et même s'il pourrait apparaître sévère dans sa façon de t'annoncer ça, il te semble presque sympathique, comme une dernière main qu'il te tend avant de te laisser repartir, et de laisser à l'histoire l'occasion de suivre son cours.
L'ARTDELANÉGOCIATION.
Ruvik Hunter, le 29 avril 2022
Soudain, quelque chose change.
Ça ne vient pas du cercle. Ça ne vient pas d'Andrea. Ça ne vient pas de Ruvik Hunter.
Ça vient de loin. Profond.
Je cligne des yeux et l'image du maire de Polaris éclate devant moi comme un reflet qu'une pierre dans l'étang désagrège. Lui qui me terrifiait, que je voyais comme un dieu tout puissant tenant entre ses mains mon destin, n'est plus qu'un homme fatigué, enfoncé dans son fauteuil.
Un homme impuissant. Un détail insignifiant.
Car s'il refuse, ça ne changera rien. Personne ne pourra me faire quitter Astéria. Personne ne pourra me séparer de Cursa. Personne ne pourra mettre en danger Andrea et Félix. Qu'ils essayent, qu'ils emploient la force: il leur faudra affronter le cercle. Nous les détruiront.
Nous les engloutiront, tous.
(il paraît que le drame est fini, que l'océan a tout mis dans son ventre)
Un reproche autant qu'une invitation scintille dans l'air entre nous. Dans ce monochrome gris des plages d'Ostende (un tableau que Cursa avait tant aimé il y a bientôt un an, ce soir de mon vernissage, soir glorieux, soir maudit), dans ce monochrome gris qu'est devenue ma vie – une trouée de lumière.
– Deux autorisations de séjour.
Ça ne vient pas du cercle. Ça ne vient pas d'Andrea. Ça ne vient pas de Ruvik Hunter.
Ça vient de loin. Profond.
Je cligne des yeux et l'image du maire de Polaris éclate devant moi comme un reflet qu'une pierre dans l'étang désagrège. Lui qui me terrifiait, que je voyais comme un dieu tout puissant tenant entre ses mains mon destin, n'est plus qu'un homme fatigué, enfoncé dans son fauteuil.
Un homme impuissant. Un détail insignifiant.
Car s'il refuse, ça ne changera rien. Personne ne pourra me faire quitter Astéria. Personne ne pourra me séparer de Cursa. Personne ne pourra mettre en danger Andrea et Félix. Qu'ils essayent, qu'ils emploient la force: il leur faudra affronter le cercle. Nous les détruiront.
Nous les engloutiront, tous.
(il paraît que le drame est fini, que l'océan a tout mis dans son ventre)
Un reproche autant qu'une invitation scintille dans l'air entre nous. Dans ce monochrome gris des plages d'Ostende (un tableau que Cursa avait tant aimé il y a bientôt un an, ce soir de mon vernissage, soir glorieux, soir maudit), dans ce monochrome gris qu'est devenue ma vie – une trouée de lumière.
– Deux autorisations de séjour.
* Dites m'en plus et laissez moi vous aider.
Tu as la sensation que le destin ne vous a pas rapproché l'un de l'autre sans raison. Tu as la sensation de ne plus avoir à faire à Ruvik Hunter mais à quelque chose d'infiniment plus lumineux.
L'ARTDELANÉGOCIATION.
Ruvik Hunter, le 29 avril 2022
Je ne pensais pas vivre un instant de grâce dans un bâtiment administratif, mais j'ai appris à ne plus m'étonner de rien. Il se passe quelque chose tout à coup qui relève de la parenthèse, du hiatus. Un terrain d'entente a été découvert, un pont a été jeté par-dessus la rivière, un mot a sonné juste dans nos deux langues étrangères.
Je ne dis rien. Tout a été photocopié, imprimé, classé, rangé dans cette pochette en carton que je sors de mon sac et que je tends à Ruvik Hunter. J'ai préparé ce rendez-vous avec M. Boratav dans son bureau, avec Mica autour de la table de la cuisine, avec Luciano par mail. Papiers d'identité, certificats de résidence, attestations sur l'honneur, contrats, assurances.
Avant de partir, je me retourne une dernière fois. Je ne peux pas ignorer plus longtemps cette lumière particulière qui emplit la pièce. Peut-être suis-je le seul à la sentir, peut-être même que je me fais des idées. C'est sans doute la raison pour laquelle je ne veux pas nommer les choses, que je ne veux pas essayer de les sortir de la brume.
– Beaucoup de choses se trament dans cette ville. J'ai confiance en vous pour veiller sur elle.
Je ne dis rien. Tout a été photocopié, imprimé, classé, rangé dans cette pochette en carton que je sors de mon sac et que je tends à Ruvik Hunter. J'ai préparé ce rendez-vous avec M. Boratav dans son bureau, avec Mica autour de la table de la cuisine, avec Luciano par mail. Papiers d'identité, certificats de résidence, attestations sur l'honneur, contrats, assurances.
Avant de partir, je me retourne une dernière fois. Je ne peux pas ignorer plus longtemps cette lumière particulière qui emplit la pièce. Peut-être suis-je le seul à la sentir, peut-être même que je me fais des idées. C'est sans doute la raison pour laquelle je ne veux pas nommer les choses, que je ne veux pas essayer de les sortir de la brume.
– Beaucoup de choses se trament dans cette ville. J'ai confiance en vous pour veiller sur elle.