To dissolve in the sky
Cela fait maintenant quelques mois que tu travailles au Daily Nova. Tu as l’impression d’avoir commencé il y a des années. Et en même temps que c’était hier qu’elle t’a trouvée dans le froid des Chiens de Chasse. Qu’elle t’a donné une chance. La chance de ta vie sans doute. Probablement que si elle n’avait pas décidé de faire un tour dans ce quartier ce jour-là précis, tu aurais fini là, sur le bord du trottoir devant le Mini-Market. Littéralement morte de faim ou d'hypothermie. Un pauvre encadré dans son journal. Un fait divers qu’on lit à peine. Qu’on survole. Pour lequel on s’offusque un peu, cinq minutes, puis qu’on oublie. Une énième sans-abris qui crève dehors, ouais c’est triste, mais les gens s’en foutent.
Tu n’es pas certaine d’être la meilleure assistante pour Zalera. Probablement qu’en cherchant autre part, elle pourrait trouver une personne plus compétente. Déjà, quelqu’un en capacité de lire, écrire et compter rapidement. Tu as fait de gros progrès grâce à Eliwen. Grâce à ta persévérance aussi. Ce n’est pas parfait mais c’est mieux qu’avant. Nettement mieux. Tu fais tous les efforts du monde pour ne pas être virée. Tu montres de la bonne volonté, de l’enthousiasme, de la détermination. Le genre de choses dont tu ne te savais même pas vraiment capable. Elle voulait une personne rapide et, dans la paperasse, ce n’est pas tellement le cas. Par contre, pour le reste, tu es rapide et discrète. La ville ton terrain de jeu. Cette ville que tu connais par cœur. Enfin, que tu crois connaître par coeur.
Tu arrives plus tôt le matin. Tu pars plus tard le soir. Tu es fatiguée. Mais tu veux que tout ton travail soit fait. Tu te sais plus lente pour les courriers, pour les papiers, alors naturellement, tu bosses plus longtemps pour compenser. Et tu ne demandes même pas à ce qu’on te paie plus parce que, de toute façon, tu ne connais probablement pas le principe des heures supp. Tu devrais être partie depuis une heure. Peut-être un peu plus. Pourtant, tu es toujours assise, concentrée, derrière ton bureau de grande. Le genre de bureau qui te fait te sentir adulte alors que tu n’es qu’une gamine et sur lequel traîne des dossiers triés par tes soins selon leurs importances.
* Tu devrais être rentrée. Qu'est-ce que tu fais encore là Remy ?
Tu sais maintenant qu'elle peine à prendre un ton sévère avec toi, tant que tu n'as rien fait de mal, tu es sereine. Est-ce vraiment une bêtise de vouloir trop travailler, quand tu sais qu'elle ne compte pas ses heures.
* Remballe moi ça, je vais te ramener.
...
To dissolve in the sky
Quand tu l’entends arriver, c'est déjà trop tard. L’épais dossier claque sur le bureau et toi, tu fais presque un bon sur ta chaise. On a pas idée de surprendre les gens comme ça ! Tout va bien. C’est Zalera. Ce n’est que Zalera. Et Zalera ne te fait pas peur. Elle ne te fait plus peur. Forcément que tu n’étais pas rassurée les premiers temps. Toi, minuscule. Elle, gigantesque. Toi, insignifiante. Elle, importante. Et puis vous avez appris à vous apprivoiser, en quelque sorte. Enfin, c’est ce que tu aimes à penser. Ce n’est peut-être pas vrai. Et ce n’est pas important non plus. Tant que ça se passe bien, tout va bien.
D’un geste de la main, tu désignes le dossier sur lequel tu étais penchée.
« Ah il est déjà si tard … ? C’est pas très grave, j’ai presque fini ! J’ai juste cette page et puis c’est bon. »
Juste cette dernière page et c’est terminé pour aujourd’hui. Encore une dernière et tu pourras rentrer chez toi. Mais chez toi ça ne l’est pas vraiment. C’est chez Cyllène. Tu sais pourquoi elle est partie. Tu sais pas pourquoi tu la croises moins. Et tu sais pas pourquoi tu le croises lui. Ça t’angoisse presque. T’as pas envie de tourner au coin d’une rue des Chiens de Chasse et qu’il soit là. Encore. Et t’as pas envie de te retrouver dans un état lamentable. Encore. Au moins, ici t’es sûre de ne pas le voir. T’es sûre de ne pas avoir de mauvaises surprises. Zalera veut te ramener. C’est rassurant quelque part. Tout petit sourire de satisfaction sur les lèvres avant d’acquiescer.
« Merci ! Je me dépêche ! »
Concentrée sur la dernière page, tu acquiesces mais continue d’écrire. Tu te dépêches et ton écriture est abominable. Lisible mais à peine. La dernière chose dont tu as envie, c’est de la faire s'impatienter. Tu ranges tout rapidement. Les crayons dans le pot à crayons. Et les dossiers, parfaitement empilés. Le nouveau qu’elle vient de déposer, à part, tu verras pour le trier demain. L’ordinateur éteint. Tu attrapes ton sac et le jette sur ton épaule. Remy, tu es une jeune femme différente d’il y a quelques mois. Ça saute aux yeux. Rien que tes vêtements le hurlent. Mais ton attitude aussi. Toi tu ne vois pas les changements. Et pourtant, ils sont là.
« C’est bon, je suis prête. On peut y aller. »
Derrière coup d'œil sur l’ordinateur. Oui, c’est bon, tu l’as bien éteint.
* Bien, où veux-tu que je te dépose ?
À chaque fois qu'elle t'a ramené, elle t'a inévitablement posé la question. Peut-être espère-t-elle que la réponse soit différente un jour.
...
To dissolve in the sky
Où veux-tu qu’elle te dépose, Remy ?
« Chez moi, s’il-te-plait. » Soupir. Ton monotone.
Toujours la même réponse. Toujours celle-ci. Ces deux petits mots qui ne veulent rien dire. C’est où chez toi ? Certainement pas au 2 Thunder Street. Chez toi, ce n’est pas ce squat racheté puis revendu et transformé en magasin de vêtements. Chez toi, ce n’est pas non plus cette maison qui s’est vue teinte du rouge de tes parents. Ce n’est pas la chambre que t'avait proposé Eliwen maintenant qu’il n’a plus de colocataire. Et ce n’est pas non plus les Chiens de Chasse. Tu as longtemps voulu y croire. Tu as longtemps voulu penser que tu appartenais pleinement aux CDC. Que tu devais les protéger et qu’ils feraient de même en retour. Mensonge. Rien que des mensonges. Souvent, tu te demandes ce que ça fait de rentrer chez soi le soir et que l’on t’y attende. Toi, tu n’as que la vaisselle sale de la veille pour t’accueillir. Tu chasses bien vite ce genre de pensée. Tu ne veux pas t’y accrocher, avoir de l’espoir, te dire que ça arrivera.
« Je suis prête. » Tu lui annonces, faisant le tour de ton bureau, un sourire un peu faux aux commissures des lèvres.
La vérité, c’est que tu n’as pas spécialement envie de rentrer là bas. C’est sombre. C’est vétuste. Surtout, c’est tout petit. Et toi, tu es claustrophobe. Alors le moins de temps passé dans cet appartement, et le mieux tu te portes.
* Il y a quelque chose dont je dois te parler, Remy.
Tu pressens une catastrophe mais tu lui fais confiance.
...
To dissolve in the sky
Tu n’es pas particulièrement bavarde. Elle non plus. Le silence ne te dérange pas. Il ne te met pas mal à l’aise. Au contraire. Tu apprécies pouvoir être dans le calme avec autrui sans que ce soit bizarre. Et avec Zalera, c’est tout à fait le cas. Il n’y a rien d’autre que les claquements de ses talons, et les bruits de tes petits pas rapides derrière elle. Tu es toujours obligée de quasiment courir quand tu la suis. Puis le bruit des portières qui claquent. Et la ceinture que tu tires. Mais quand tu te tournes pour t’attacher, ton regard se pose sur ses jambes. Sur ses cuisses, des bandages. Tu ouvres la bouche pour lui demander ce qu’il s’est passé. Pour lui demander comment elle s’est blessée. Ou qui lui a fait du mal. Aucun son n’a le temps de sortir d’entre tes lèvres, elle prend la parole avant toi. Ton regard se relève sur son visage. Tu déglutis, inquiète.
« Je t’écoute. »
Tu ne sais pas de quoi elle veut te parler. Tu n’en as aucune idée. Zalera a toujours l’air si sérieuse mais là… Peut-être plus encore. Pourtant, tu lui fais totalement confiance. Aveuglément. Sans doute trop aveuglément. Est-ce qu’elle va bien ? Est-ce qu’elle veut te virer ? Tu fais du mauvais travail ? Tu n’oses pas demander. Tu n’oses rien ajouter. Tu vas juste te contenter d’écouter ce qu’elle a à te dire, sagement. Tes mains sont serrées sur ton petit sac comme s’il pouvait te servir de bouée. Et tu te sens plus petite encore.
* Il se trouve que certaines de mes affaires vont potentiellement me forcer à disparaître dans quelques mois.
Elle ne le précise pas, mais tu sens bien qu'elle parle là d'une disparition définitive.
* Je pense que tu as bien commencé à t'adapter à l'entreprise, et j'ai confiance en toi.
Elle te jette un regard bref, se concentre sur la route.
* A partir de demain, j'aimerai t'apprendre les ficelles du métier afin que, si ça devait arriver plus vite que prévu, tu sois prête à me remplacer.
...
To dissolve in the sky
Tu n’arrives pas à assimiler ce qu’elle est en train de te dire. Tu n’arrives pas à comprendre ce qu’elle te raconte. Et pourtant ses mots sont simples. Parfaitement choisis. Tu n’arrives pas à comprendre parce que tu ne veux pas comprendre. Parce que tu ne veux pas voir ce qu’elle t’annonce. Tes mains se serrent un peu plus sur ton sac. Tes phalanges blanchissent. Et tu n’arrives pas à avaler ce qu’elle vient de t’anoncer.
« … Quoi ? »
Tes yeux ne la lâchent pas. Ils croisent brièvement les siens avant qu’elle ne se reconcentre sur la route. Comment ça partir ? Pour aller où ? Et pourquoi maintenant ? C’est sa vie privée. Tu ne peux sans doute pas lui poser toutes les questions qui te brûlent la langue. Mais qu’elles sont douloureuses ces questions.
« Je sais tout juste lire et écrire. Je compte encore comme un pied. J’suis pas prête Zalera. J’vais faire que des conneries. La boîte va couler. C’est sûr. »
Ça ou bien n’importe quoi d’autre. Tu es un putain de porte malheur. Partout où tu passes, il y a des problèmes. Difficile de ne pas faire de connexion. Tu vas tout foirer parce que tu foires toujours tout. Mais tu ne peux pas nier non plus que sa proposition - si tu as vraiment le choix - te fait plaisir. Tu es honorée qu’elle te fasse autant confiance.
« Et puis pourquoi tu dois partir ? Pourquoi tu dois me laisser ? Moi j’ai pas envie que tu partes. »
Ok maintenant tu réagis juste comme une gamine capricieuse. Une gamine blessée. Pas physiquement mais dans ton cœur un peu. Tu ne sais pas comment tu considères Zalera. Est-ce que tu vois une sorte de grande sœur ? Un modèle ? Certainement pas juste ta boss.
« C’est à cause de ça ? »
Tu pointes les bandes sur ses cuisses, non sans un air d’inquiétude sur le visage.
* Je n'ai pas envie de partir, et je n'ai pas envie de te laisser. Ne considère pas ça comme un abandon.
Un bref silence, tu sens qu'elle cherche ses mots.
* Pour commencer, je ne suis pas encore partie où que ce soit. Mais je me suis fait beaucoup d'ennemis et certains cherchent à m'éliminer directement. Si cela devait arriver, je veux que le journal soit entre de bonnes mains, et qu'il ne finisse pas déchiré entre les actionnaires et les politiques.
Elle te jette un nouveau regard, tu la surprends à sourire.
* Je n'en savais pas plus que toi quand j'ai commencé. Tu es capable de plus que tu ne l'imagines, et tu as appris très vite.
...
To dissolve in the sky
Elle dit qu’elle ne veut pas partir. Qu’elle ne veut pas te laisser. Que ce n’est pas un abandon. Toi, tu peines à voir ça autrement. Tu te retrouves toujours seule au final. Tu devrais être habituée. Tu devrais t’être fait une raison. Mais non. Bien sûr que non. Parce que tu espères toujours que quelqu’un restera à tes côtés. Pour une fois. Juste une fois. Tu n’as pas l’impression de demander la Lune. Peut-être que si. Peut-être que tu t’entoures juste des mauvaises personnes.
Tu mordilles ta lèvre inférieure. Tic de nervosité. Tic pour essayer de te taire. Pour garder ce que tu penses pour toi. Pour ne pas la froisser. Qu’elle ne soit pas en colère. Pas contre toi. Mais ça déborde. Et tu n’arrives pas à tenir ta langue.
« Je les laisserai pas te faire du mal. J’en ai rien à foutre de me salir les mains. Si je dois trouver des trucs sur eux, cambrioler leurs maisons, voler leurs chiens, j’sais pas, n’importe quoi, bah je le ferai. »
Est-ce que tu pourrais tuer pour elle ? Avoir les mains rouges pour Zalera ? Est-ce que tu lui es loyale à ce point ? Est-ce que tu pourrais abattre quelqu’un ? Ôter une vie pour protéger la sienne ? Oui. Sans doute que oui. Tu lui dois tant. Et tu aimerais juste pouvoir l’aider. Tu aimerais qu’elle te laisse l’aider. Tu aimerais que ce ne soit pas à sens unique en permanence.
Ton air renfrogné de gamine capricieuse se détend un peu quand tu la vois sourire. Ce n’est pas souvent mais ça te réchauffe toujours le cœur.
« Ok. » Finis-tu par répondre. « Je m’occuperai du journal. Je m’en occuperai quand tu seras vieille et ridée et en retraite. »
Pointe de sarcasme. Trait d’humour pour cacher ce que tu ressens. Tu ne veux pas qu’elle parte.
* Si tu veux tant aider, je te demanderai peut-être un service ou deux à l'occasion.
Elle semble pensive, et pas vraiment motivée à l'idée de te mêler à tout cela, mais elle reconnait que tu as toujours fait du bon travail. Ta remarque te vaut un regard noir, mais tu sais qu'il n'est pas sincère.
* Comment ça vieille et ridée ? Jeune fille, tu cherches les ennuis.
Et elle échappe un léger rire, malgré elle. Sans doute que tu es l'une des seules personnes qui ose lui parler sans filtre, et sans doute considère-t-elle avoir trouvé une amie auprès de toi.
palier non nécessaire, c'est conclu de mon côté.
To dissolve in the sky
Tu hoches la tête, acquiesces, heureuse qu’elle accepte ton aide. Elle aurait pu tout rejeter. Elle aurait pu refuser. Elle aurait pu ne même pas te répondre. Tu l’aurais mal pris, bien sûr, mais est-ce que ça t’aurait étonné ? Peut-être pas. Mais tu apprécies beaucoup Zalera. Et tu crois que c’est un peu réciproque. C’est quelque chose dont tu as toujours manqué. C’est quelque chose qu’elle t’offre depuis plusieurs mois. C’est quelque chose que tu n’es pas prête d’abandonner.
« N’hésite surtout pas. Tu sais où me trouver de toute façon. Et puis… Je serais vraiment contente de t’aider ! »
Contente d’être utile. Pour une fois. Contente que quelqu’un ait besoin de toi. Ce n’est pas le cas, ça ne l’a jamais été. Peut-être que ce ne sera jamais le cas. Tu te raccroches à ses paroles comme si elles étaient d’une importance capitale. Comme si elles étaient tout pour toi. Et puis tu ris à sa remarque. Et le reste de la route se termine bien mieux que ça n’a commencé. Encore une fois, tu n’as pas réussi à lui dire que tu ne voulais plus rentrer dans cet appartement devant lequel elle te dépose si souvent.