Ton cœur fait un bond. Puis deux, puis trois. Il accélère. Comme s’il n’y avait plus une seconde à perdre. Tu réfléchis, creuse plus loin. Tu replonges profondément ton regard dans la silhouette volatile de cette femme en face de toi. C’est comme si vous aviez vécu la même chose, de chaque côté du miroir.
Tu l’observes attentivement, de haut en bas. Mais toi, t’as pas eu mal.
Tu esquisses un sourire, plutôt par réflexe. Tu te tues à le dire depuis le départ. T’es comme tout le monde, les paillettes c’est pas pour toi. Il y a la musique, et il y a la célébrité ; t’en aimes un des deux, c’est déjà ça.

– C’est ça… réponds-tu par politesse. Fracassé dans une ruelle ? C’est chaud… Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

Comme pour expier tes péchés, tu te retrouves à vouloir discuter, réconforter. T’as jamais été victime. Et quelque part, tu ressens le besoin de comprendre ce sentiment. T’as jamais perdu personne, réellement, toi, tout simplement parce que tu les as protégé.
Jusqu’au bout.
Tu souhaites comprendre, plus que tout. Tu penses à toi, à tes mains qui tremblent.
T’as eu la même chose. De l’autre côté du miroir.
Tu plonges dans des souvenirs douloureux. Douloureux ?
Vous vous ressemblez, Hyzma et toi.

Silence. Ton cœur explose. Ses mots résonnent dans ta tête comme une rafale de coups de feu. Ta tête tourne, et l’alcool n’y est pas pour grand-chose cette fois-ci.
De l’autre côté du miroir.
Le bruit du caillou qui s’écrase contre les débris au sol te sort de ta torpeur.
T’as le ventre en feu, Neven. T’as les mains qui tremblent.
Son frère ?
Tu te redresses davantage, glisse ta paume sur tout ton visage. Tu retiens ta respiration. Les sourcils froncés, tu forces tes paupières à se reposer quelques secondes.
C’était son frère ?
– ... Chaud. Et, c’était quand ça ?
Impossible.
La sueur sur ton front commence à perler, doucement, discrètement.
Tu écrases ton joint sur le côté d’une pierre et, comme pour masquer cette angoisse grandissante, tu allumes celui que tu avais roulé pour Hyzma, qu’elle n’a bien évidemment pas pris. C’est pas Elias.
Mensonge.
Aux aguets, tu crois entendre quelque chose provenant de l’entrée de la ruelle. Dans un élan de paranoïa, tu tournes le regard brièvement, prêt à tout pour te protéger. Mais de quoi, au juste ? On avait dit pas de témoins.

...SON SANG SUR TES MAINS ET SON SANG SUR TES MAINS ET SON SANG SUR TES MAINS ET SON SANG SUR TES MAINS ET SON SANG SUR TES MAINS ET SON SANG SUR TES MAINS ET SON SANG SUR TES MAINS ET SON SANG SUR TES MAINS T’AS BUTÉ SON FRÈRE ET SON SANG SUR TES MAINS ET SON SANG SUR TES MAINS ET SON SANG SUR TES MAINS ET SON SANG SUR TES MAINS ET SON SANG SUR TES MAINS ET SON SANG SUR TES MAINS ET SON SANG SUR TES MAINS
– Ah ouais, quand même. Et les flics… se sont barrés comme ça ? Aucune idée de qui a pu faire une chose pareille ?

T’as ton sourire qui se décompose. Tes yeux brillent d’une lueur nouvelle, un mélange d’ivresse et de peur. soif de sang
on n’avait dit pas de témoins pas de témoins pas de témoins
Tu fais quoi, Neven ? Si elle sait, et si elle savait depuis le début ? Si elle avait décidé de te suivre simplement pour en apprendre plus sur toi ? Et si elle ne sait rien ? Tu coupes les ponts, ça devrait aller, non ?
bute-la
Mais elle a vu ton visage. Et si un jour, l’enquête rouvrait ? Si un jour, on en venait à trouver des indices ?
bute-la
Et si un jour, ces indices menaient à toi ?
bute-la
Elle te reconnaîtrait si facilement.
ON AVAIT DIT PAS DE TÉMOINS BORDEL, NEVEN, BUTE-LA
Mais pourquoi elle te dénoncerait, dans tous les cas ?
et ton sang sur tes mains
Elle est sympa, non ?
Tu l’apprécies. Elle est comme toi, paumée. Elle a besoin d’aide. D’une main tendue. De quelque à quoi se… raccrocher. Comme son sang sur tes mains, à l’époque.
Et si t’en parlais à Elias ? Il pourrait t’aider, te dire quoi faire, lui.
il la tuerait
… ou peut-être devrais-tu le garder pour toi. Mais si un jour, elle venait à devenir une menace, peut-être serait-elle en danger. Tu devrais lui dire ?
bute-la, ou Elias le fera
La panique te gagne jusqu’au bord de ta gorge, ça se brouille dans ton ventre et tu souffres, t’étouffes, tu crèves. Tu crèves. T’as du feu dans la tête et des barbelés entre tes paumes, tu te noies dans un torrent d’insécurités, la paranoïa te fait péter un plomb. Tu crèves, putain.

Attends un peu, attends qu'elle te réponde. Attends. Encore un peu de patience, Neven.

Tu ne réponds rien. Qu’est-ce que tu pourrais lui dire ? « Meuf, j’suis désolé d’avoir buté ton frère, mais vraiment il pétait les couilles ». Lui avouer que son frère traînait dans des affaires bien pires que ce qu’elle s’imaginait et qu’il poussait des gens au suicide ? Tout lui avouer et lui demander de garder le secret ?

T’as rien à répondre. Y’a rien à dire. Elle a fait son deuil, ou du moins a compris qu’il l’avait bien cherché. Plus loin que la peine, il y a la colère qui entre dans la balance. Sa propre sœur lui en voulait d’être ce qu’il était. T’es persuadé qu’elle comprendrait, si tu le lui expliquais. Ou peut-être ressens-tu juste le besoin d’en parler, quelque part.

Mais si tu lui dis, Elias la tuera. Et tu le sais.
On avait dit pas de témoins.
T’es même pas sûre qu’il laisse Louise tranquille si tu le lui avouais.

Elle ne sait rien. Elle ne te connaît pas. L’affaire est classée sans suite, tu le sais, depuis des années. À quoi bon la déterrer maintenant, si elle ne cherche même pas à retrouver les fautifs ? Et si, qui plus est, elle nourrit une rancune profonde pour ce connard ?

T’aimerais être désolé, t’aimerais t’en vouloir, mais que dalle.
La vérité, c’est que tu t’es trouvé, ce jour-là. T’as sauvé des vies. T’as sauvé des gens.
T’as buté un con, voilà tout. Vous aviez raison, et tu l’as toujours pensé.

Mais t’as eu peur. Peur de t’enfoncer, peur de tomber. Peur de devenir comme lui.
Et d’un autre côté, tes entrailles en mouraient d’envie.

Depuis, t’es bloqué entre deux mondes. Entre deux limites. Et tout ton corps te supplie de te mêler de ce qui ne te regarde pas, de faire sonner la justice, la vôtre. Parce qu’ils le méritent. Parce que c’est ça qui te fait vibrer. L’anarchie, la violence, la justice. Te sentir vivant. Protéger les tiens. Protéger ceux qui en ont besoin.

Tu ne t’excuseras pas.
Tu ne lui avoueras pas.
Tu la protégeras, à ta manière. T’assumeras.
Quelque part, peut-être qu’elle aussi, tu l’as sauvée.

– C’est souvent comme ça, tu sais. S’il traînait dans des trucs pas nets, c’est normal… ici, tout se paie. Si t’as besoin d’un pote avec qui traîner, en tout cas, j’suis là. Va pas croire que j’te drague hein, j’comprends, c’est tout, tu te lèves durant ton discours, un peu moins titubant qu’il y a une demi-heure. Je sais c’que c’est de se faire abandonner. Va pas croire que les paillettes font tout, continues-tu le visage fermé. J’te ramène.

Tu l’escortes jusqu’en dehors des ruines. Peut-être que tu regretteras de ne pas avoir agi, ce soir.