Quelque chose cloche. Tu le sais. Tu le sens. Depuis mi-Septembre, il y a quelque chose qui te met affreusement mal. Un mauvais préssentiment peut-être. Surtout une douleur vive que tu as ressenti à deux reprises une nuit. Une douleur que tu connais déjà. Et que tu aurais préféré ne jamais expérimenter à nouveau. Parce que tu sais ce que ça veut dire. Du moins tu crois savoir. Danaé ne t’a pas tout expliqué. Sans doute parce qu’elle même n’a pas toutes les réponses. Mais si c’était une sensation familière, il y avait aussi une part de nouveauté. Ce deuil sourd, creux, qui ne t’appartient pas. Puis une peur naissante et grandissante bien à toi.

Cette peur qui te torpille les entrailles encore plus en ce matin du trois octobre. Les événements de la veille t’ont particulièrement secouée. Tu n’as pas bougé de chez toi, trop effrayée pour sortir. Tu n’aurais pas pu laisser tes gamins seuls, dans cet appartement. Cet homme, celui qui vous suivait sur la plage, peut-être qu’il sait où tu habites. Et peut-être aussi qu’il est le responsable de ce capharnaüm. Si c’est le cas, Cora, Zephyr et Molly ne sont plus en sécurité chez vous. C’est sans aucun doute l’une des pires sensations que tu aies pu connaître, cette faiblesse, cette incapacité à pouvoir protéger tes enfants. Et c’est pour leur bien que tu as décidé plus tôt dans la matiné de les emmener chez cette gentille vieille femme de l'appartement au rez-de-chaussée. Margaret, ce rayon de soleil qui éclaire les chiens de chasse. La grand-mère de toutes et tous ici. Une femme en qui tu as pleinement confiance. Tu ne l’as pas prévenu de ton projet et très honnêtement, tu ne sais pas ce que tu feras si elle refuse de garder ta progéniture.

C’est à la hâte que tu prépares les sacs des enfants. Un chacun. Ils rouspètent, bougonnent, protestent. Si d’ordinaire tu aurais pu céder à leurs supplications, ton inquiétude est bien trop grande. Tant pis s’ils se fâchent. Tant pis s’ils te boudent, refusent de te parler. La seule chose qui importe c’est leur sécurité. Tu n’es prête à faire aucune concession là dessus. Vous descendez les escaliers en trombes, le sac de Molly sur ton épaule et la gamine dans les bras. Ta main tient celle de Zephyr alors que Cora traine à l’arrière. Tu psychotes. Tous tes radars s’allument et t’es persuadée que tout le monde est un danger. Peu importe le voisin ou la voisine que tu croises, tu es sur tes gardes. Tout le monde est suspect. Tout le monde mais pas Maggie. Parce qu’elle est gentille Maggie et qu’elle ne ferait pas de mal à une mouche, c’est sûr. Tu arrives devant chez elle, sonne et attend silencieusement devant qu’elle daigne ouvrir la porte.

Ta gorge se noue quand Cora ouvre la bouche. Tu aimerais être bien plus forte et pouvoir les protéger toute seule. Tu aimerais ne pas avoir à faire ça. Tu veux juste les prendre dans tes bras, tous les trois. Leur dire que tout va bien, qu’ils peuvent remonter dans l’appartement s’ils veulent. Mais non. Tu ne peux pas. « S’il te plait Cora. Fais un effort, c’est juste l’histoire de quelques jours. Promis, ça ne sera pas long. » Tu te retournes vers elle, et pose sur sa personne un regard triste et compatissant. « Ma chérie… Ça va aller. Promis promis je reviens vite. S’il te plait, j’ai besoin que tu restes. Si pas pour moi, pour Zephyr et Molly. Je sais que ce n’est pas juste ce que je te demande mais je n’ai pas le choix. » Non. Ce n’est pas juste. Coraline ne devrait pas avoir à s’occuper de ses cadets. Tu le sais. Tu as été dans une situation similaire quand tu étais gamine. C’était toi l’aînée. Toi qui prenais soin des six autres. Tu t’étais promis d’être différente d’Astrid. Finalement tu répètes les mêmes schémas que ta mère. Mais pour une raison bien différente.

La porte s’ouvre sur cette vieille femme toute pimpante. Pimpante mais fatiguée. Et si tu le vois, tu n’en fais pas la remarque. Tu n’aurais pas forcément aimé qu’on te la fasse et juge donc qu’elle n’en a pas besoin non plus. Après tout, tu n’es pas là pour la mettre mal, bien au contraire. Les surnoms qu’elle donne à tout le monde ont le don de t’arracher un sourire. Elle est cette grand-mère que tu n’as jamais eu. Cette mère que tu n’as jamais eu. Et pourtant tu la connais depuis si peu de temps. Tes joues s’empourprent et tu t'exécutes, entres chez elle, t’installes au salon. « Oh je ne suis pas sûre de supporter le sherry de si bon matin ! Mais, je veux bien un thé oui, merci beaucoup Maggie. » Les petits sautent sur les biscuits qu’elle apporte et tu crains déjà que le taux de sucre ne les rende insupportables. Ton regard suit Cora un instant alors que Mamie t’adresse à nouveau la parole. « Ça va oui. Plus de peur que de mal. Ça a été compliqué pour faire dormir les petits… pour dormir tout court… Zephyr était terrifié. Molly je ne t'en parle même pas. Ils n'ont pas voulu dormir dans leurs lits. Mais bon, ce n’est pas comme si on avait pu faire quoi que ce soit. » N’est-ce pas ? Tu essayes de t’en convaincre sans être certaine de ce que tu avances. « Et toi, tout va bien de ton côté ? » Tes mains viennent saisir les siennes comme pour se rassurer, comme pour ne pas t’écrouler, trouver du réconfort. Ce n’est pas le moment de craquer. Pas devant tes gamins. « J’ai un service à te demander Maggie… » Tu déglutis. Tu n’aimes pas vraiment demander des services. « Tu crois que tu pourrais me garder les enfants pour quelques jours s’il te plait ? Bien sûr je vais te rémunérer hein, ne t’en fais pas pour ça ! Ça me sauverait la vie. »

Dans la chambre de la vieille femme, tu fais les cent pas. Tu es nerveuse. Ça se voit. Ça se sent. Tu le sais. Tu es certaine que, même s’ils n’en disent pas un mot, les enfants l’ont remarqué. Et ça t’embête. Ça t’embête parce que tu n’as aucune envie qu’ils se fassent du souci pour toi. Ce n’est pas leur rôle. Tous les trois, ils doivent juste vivre leurs vies sans se soucier de la tienne. Mais quand ces fameuses vies ne tournent qu’autour de toi, c’est là toute la complexité du problème. Tu as passé ton enfance, ta jeunesse, à avoir peur et à t’occuper de ta mère. Coraline, Zephyr et Molina ne doivent pas expérimenter la même chose. Tu ne te le pardonnerais pas.

Elle est bien vite de retour dans la chambre, Margaret. En la voyant passer le pas de la porte, tu affiches un doux sourire que tes yeux tristes trahissent. À sa demande, tu tires le fauteuil près du lit et t’y laisses tomber non sans laisser échapper un soupir. « Merci Maggie. » Tu es soulagée de savoir qu’ils peuvent rester là, tous les trois. Tu sais qu’elle s’en occupera bien. Elle a toute ta confiance. Tu es en revanche un peu plus mal à l’aise lorsqu’elle refuse de parler argent. Tu aurais dit la même chose si les rôles avaient été inversés bien évidemment. Or tout travail mérite salaire. Et garder les mômes, aussi gentils soient-ils, n’est pas de tout repos. Tu n’insistes pas. Pas pour l’instant. Cela ne sert à rien. Elle est bornée Mamie. Et toi, tu n’as aucune envie de rentrer en conflit avec elle pour une stupidité pareille. « M.Bornette… ? » Tu relèves cependant, réfléchissant à qui celà pouvait être avant que ça ne te frappe l’esprit. « Ah !! Bjorntvedt ! Ouais…Lui c’est quelque chose… Je ne lui confierais même pas un ours en peluche. Un vrai requin ce type. » Et surtout ton propriétaire. Un homme que tu ne portes pas spécialement dans ton cœur, loin de là.

La tasse entre tes mains te brûle presque les doigts par sa chaleur. Lentement, tu souffles sur ton thé dans l’espoir qu’il refroidisse plus vite. « Oh non. Ce n’est pas Otis ne t’en fais pas. C’est un peu le cadet de mes soucis en ce moment. Enfin… Il ne paie toujours pas la pension alimentaire correctement mais je ne peux pas faire grand chose. Un avocat ça coûte cher et lui est bien entouré. Il n’a même pas pris des nouvelles des enfants après hier soir tu te rends compte ? Il en a rien à foutre. J’ai bien fait de partir tiens. » Otis est un mauvais père. Il est absent. Il se moque du bien être de ses enfants. Et s’il a demandé la garde complète au début, c’était dans le seul but de t’embêter. Parce que lui, il n’a jamais vraiment voulu en avoir des gosses. Nouveau soupir. Gorgée brûlante. « Non ce qu’il se passe, je ne peux pas vraiment en parler. Je ne sais même pas vraiment en fait. Je suis un peu perdue. C'est compliqué on va dire. » Tu aimerais tout lui raconter, à Margaret. Mais elle ne te croirait pas. Comment le pourrait-elle ? Toi, liée à une étoile sur Terre. Rien que ça, ça n’a aucun sens. Et puis tu n’es sûre de rien. Tu veux aller voir Danaé avant, tu veux avoir des réponses.

Margaret a le don pour poser des mots sur tes maux. Elle sait ce que tu penses, ce que tu ressens et l’explique avec une infinie justesse. Elle a raison dans tout ce qu’elle dit. Tu te sens coupable de laisser les enfants. Tu te hais d’avoir à leur cacher la vérité. Mais la seule chose que tu veux, c’est les protéger. Tous les trois. Et pour ça, tu es prête à tout. Vraiment à tout. Tu te dois d’être forte et solide pour eux. C’est une chose qui t'est difficile. Presque impossible. Tu es une bombe émotionnelle. Tu es une hypersensible. Tu ressens tout trop fort. En ce moment, la peur surtout. La panique de les perdre, de tout perdre. C’est cette peur qui, pourtant, te permet d’avancer. C’est elle qui guide tes pas, qui t’empêche de rester statique. « Maggie… Merci encore. Je ne sais pas ce que je ferais sans ton aide. Ça me touche beaucoup. » Tu l’as remerciée un milliard de fois déjà. Et tu pourrais recommencer un milliard de fois en plus. Margaret, la grand-mère salvatrice des chiens de chasse.

Un baiser sur le front de Zephyr. Un sur celui de Molly. Et les petits qui refusent de te laisser partir. Ils s’accrochent à toi comme si c’était la dernière fois qu’ils te voyaient. Tu as beau essayer de les rassurer, tu vois bien que les larmes montent dans leurs yeux déjà si tristes. Tu ne connais que trop bien l’enfer d’une mère absente. Tu sais aussi que c’est la dernière chose dont ils ont besoin. Mais toi c’est différent. Toi tu reviendras vite, tu le jures. Quand ils daignent te lâcher, tu les embrasses à nouveau et te diriges dans la cuisine pour dire au revoir à l'aînée. Mais elle n’est pas là. Et la fenêtre est ouverte. Ton regard croise celui de Maggie. Aucun besoin d’échanger de mots, tout est clair. Elle s’est enfuie. Le stress et l’inquiétude qui grimpe en flèche dans ton cœur. Ce n’est vraiment pas le moment. Chaque appel que tu passes te laisse sur sa messagerie. « Je.. je dois y aller. Si tu as du nouveau, si elle rentre, tu m’envoies un message ok ? » Tu balances ça si rapidement à la grand-mère du quartier que tu n’es même pas certaine qu’elle ait pu tout entendre, tout comprendre. Et en un coup de vent, tu pars. Trouver Danaé. Trouver Coraline.