Ses yeux s'ouvrent et ses poumons se gorgent d'air par une profonde et bruyante inspiration, comme s'il avait cessé de respirer et reprenait vie par un quelconque miracle. Milan reste cloué au lit le temps d'une minute, immobilisé par le poids de son corps qui lui semble aussi lourd qu'un bloc de béton, son regard parcours la pièce avec angoisse. L'oreiller est trempé de sueur, les draps aussi.
Je ne sais pas où je suis
Une armoire de bois.
Le papier peint, la couleur est douce.
Inspire, expire. Encore.
La moquette.
Des jo u e t s ?
La force de se lever.
Il attrape les objets, déplie les piles de vêtements.
Ouvre l'armoire, des draps, des oreillers.
Se retourne, aperçoit une vieille machine à coudre.
Inspire, expire.
Vintage, incrustée dans un meuble en bois. Des tiroirs de chaque côté. Une large pédale en fer forgé noir.
Il retire son chandail humide, essuie rapidement l'excès de sueur sur sa nuque et son front et le range dans son sac de sport, situé au pied du lit. Il en remet un autre — pas forcément propre mais au moins pas aussi odorant — et s'affaire à retirer les draps et la taie d'oreiller pour les nettoyer. Les bras chargés de ces tissus, il sort de la chambre et s'engage dans l'appartement, jusqu'à retrouver son hôtesse.
• Hotdog Street Corner, appartement 1 – Chiens de Chasse
• 04/10/2021
• Avec @Milan Winter-Greaves
C'est Fray qui l'avait envoyé chez elle. Elle avait reçu la veille au soir un SMS de sa part lui demandant si elle pouvait accueillir un ami qui avait besoin de repos, et comme c'était Fray qui demandait, elle avait répondu que oui, bien sûr, qu'il vienne demain.
Milan était arrivé devant l'immeuble alors qu'elle-même revenait de l'école où elle avait déposé Zéphyr et Molina, Cora n'ayant pas réapparu depuis sa fugue. Margaret avait immédiatement reconnu celui qui apparaissait régulièrement dans les rares confidences que Fray lui faisait… ou se résignait à lui faire: elle était très douée pour avoir les gens à l'usure, septante-quatre ans d'expérience. Ils formaient un drôle de couple, lui hagard, épuisé, négligé, elle resplendissante dans un tailleur turquoise, boa vert sombre jeté autour du cou, des plumes de paon à ses oreilles. Elle avait l'habitude.
– Je suis Mamie, lui avait-elle dit simplement, comme si cela suffisait à tout expliquer. Je t'attendais. Entre, je t'en prie.
Dans la chambre d'ami, elle a rangé les affaires des deux enfants, changé les draps, tiré les rideaux pour plonger la pièce dans la pénombre, allumé la veilleuse; sur la table de chevet, une bouteille d'eau, une pomme. D'une voix douce elle lui a indiqué où trouver les toilettes, des couvertures et des oreillers supplémentaires, des peluches à serrer fort dans ses bras.
– Et si tu as besoin de quoi que ce soit d'autre, je ne serai pas loin.
Pendant les quelques heures qui suivent, Margaret s'affaire dans le plus grand silence, lisant quelques pages de son roman (Mrs Dalloway), allongeant son tricot de quelques rangs, préparant le goûter des enfants et le repas du soir. Quand elle entend la porte s'ouvrir, elle baisse le feu sous la casserole pour venir à la rencontre de son invité.
– ...Désolé, j'ai un peu foutu le désordre.
– Pas de soucis. Viens avec moi à la cuisine, je vais lancer une machine.
Aussitôt dit, aussitôt fait; et aux odeurs de laurier et de beurre s'ajoute bientôt le ronronnement docile du lave-linge. Milan et Mamie prennent place au salon, elle dans son fauteuil, lui sur le canapé qu'orne ce jour-là un somptueux plaid motif zèbre.
– J'espère que tu as pu te reposer un peu. Je ne sais pas si Fray t'a expliqué comment les choses fonctionnent par ici, mais j'ai pour principe d'accueillir toute personne qui m'en fait la demande sans jamais poser de questions. En revanche, si tu as envie de parler, j'adore la discussion et les ragots, c'est compris dans mon rôle de vieille commère du quartier. Pas d'inquiétude, je ne pousse pas le vice jusqu'à m'infliger des partie de Scrabble chiantes à mourir et des promenades interminables pour nourrir les pigeons. Tu peux rester chez moi aussi longtemps que tu le souhaites, mais il ne t'aura pas échappé que la chambre d'ami est déjà occupée, j'héberge les enfants d'une voisine pour une durée indéterminée. Il reste le canapé-lit sur lequel tu es assis, il est très confortable, Fray pourra le confirmer. Et, bien évidemment, tu es le bienvenu à dîner. Est-ce qu'un petit remontant te ferait plaisir? Thé, café, alcool, tabac, cannabis?
C'est étrange, de se retrouver là, chez cette vieille dame qui lui est pratiquement inconnue. Ce n'est pas comme s'il n'avait nulle part où aller, mais Fray avait été plus que convaincant : il devait aller voir Mamie. Et lorsqu'il l'a finalement rencontrée, Milan a cru l'espace d'un instant qu'elle était une sorte de guide spirituel, qui tenterait de guérir ses traumas par les bienfaits des huiles essentielles (il n'en est rien, jusqu’à présent).
Le voilà donc à suivre la femme dans son appartement, passant par la cuisine pour revenir au salon. Il s'assoit sur le canapé, le dos droit, les mains sur les genoux. Fray ne lui a que brièvement dit qui elle était, sans vraiment approfondir sur leur relation, d’où ils se connaissent. Mais de ce qu’elle vient d’énoncer, Milan pense comprendre que Mamie est la femme que tout le quartier connaît, au moins de nom.
Un peu surpris par la dernière proposition, il répond spontanément en agitant les mains, un petit sourire gêné.
Se laissant retomber sur le dossier du canapé, son regard se perd un instant dans les lignes organiques de la couverture noire et blanche. Milan réfléchit, hésite, ne veut pas être indiscret.
Impossible de résister à la curiosité.
• Hotdog Street Corner, appartement 1 – Chiens de Chasse
• 04/10/2021
• Avec @Milan Winter-Greaves
– Tu ne me déranges absolument pas. C'est toujours un plaisir de voir des nouvelles têtes par ici, et tu me fais l'effet d'un jeune homme bien plus recommandable que tous les filous qui vivent dans le coin.
Il n'y aucun reproche, aucun jugement dans sa voix. Rien que de la tendresse, qui peine à masquer l'amertume. On ne vit pas, dans les Chiens de Chasse, on survit; on se bat pour survivre. Elle la première. Se battre contre la cupidité de Niels Bjørnvedt. Se battre contre les tentatives d'intimidation quotidiennes. Se battre contre elle-même.
La question sur Fray la fait sourire, elle l'attendait, son regard pétille. Elle se renfonce dans son fauteuil, mains croisées sur son ventre, fixant un point indéterminé du plafond pour rassembler ses pensées.
– Fray est apparu aux Chiens de Chasse en janvier. Un vrai chat sauvage, ce garçon. Ça a été difficile de l'apprivoiser. Mais quand on apprend à le caresser dans le sens du poil, c'est vraiment un amour. Enfin, ce n'est à pas toi que je vais apprendre ça, n'est-ce pas?
Le clin d'œil est trop appuyé, c'est fait exprès. À force d'asticoter Fray lors de son dernier passage (il avait gentiment poncé le haut d'une porte qui, gonflée par l'humidité des automnes astériens, frottait contre le chambranle), elle lui avait enfin tiré les vers du nez concernant sa vie amoureuse. Qu'il n'ai que trois gentilshommes (quatre, en comptant son camarade d'université), c'était un peu décevant: Fray méritait d'avoir le monde à ses pieds. Mais Milan lui faisait une très bonne impression, il comptait facilement pour dix. Un peu trop coincé peut-être, mais il devait sûrement se sentir mal à son aise.
Milan n'arrive pas à réprimer un sourire à la description que Mamie fait de Fray. Sauvage, insaisissable, se faufilant avec agilité dès qu'il se sent un peu coincé. Mais comment Milan pourrait-il le lui reprocher alors qu'il est lui-même caché sous une carapace, qu'il commence à peine à entrouvrir.
Ses joues prennent une teinte rosée à la dernière question, frottant nerveusement ses mains sur ses cuisses. Pourquoi est-il si nerveux ? Pourquoi parler de Fray Yharnam le rend si nerveux? Par peur de devoir définir ce qu'il ressent, ce qu'ils sont. Que sont-ils, en fait? Pour l'instant ils sont des combats au gym, des bières et des repas partagés, de la complicité, des... Milan est déjà beaucoup trop attaché, il le sait.
Il prend une profonde inspiration et retourne s'asseoir, passant une main dans ses cheveux.
• Hotdog Street Corner, appartement 1 – Chiens de Chasse
• 04/10/2021
• Avec @Milan Winter-Greaves
Il en faut peu pour la rendre heureuse, Mamie. Des histoires de cœur qui se passent bien et c'est parti, elle sourit, rayonne, et si ses genoux coopéraient on la verrait probablement sautiller gaiement à travers les Chiens de Chasse. Voir l'amour continuer à naître malgré tout, envers et contre tout, c'est son carburant pour continuer à produire l'espoir qu'elle distribue au quartier tout entier, l'espoir qui continue à la faire flotter à la surface alors que les Remords et les Regrets la tirent vers le bas, les abysses qui ont englouti son mari, son enfant.
Moe… I'm so sorry, my darling…
Milan s'éclipse se chercher un verre d'eau à la cuisine, elle ricane sous cape. Ultra-combustible, le gamin. Elle comprend pourquoi Fray le trouve si… touchant, mais peut-être qu'il manque de quelque chose pour que son rêve se réalise? Il a face à lui un sacré duo, s'il brûle trop vite et s'éteint aussitôt, ça n'ira pas, ça n'ira pas…
… Allons bon, serait-elle #TeamMilan?
– Il vous a parlé de moi? Est-ce qu'il vous a dit pourquoi j'suis ici?… Désolé, j'suis pas très doué pour parler.
– Motus et bouche cousue! Je ne peux pas me permettre de perdre la confiance de Fray en allant révéler ses confidences partout, il ne me racontera plus rien sinon, et ma vie redeviendra d'un ennui mortel sans mon feuilleton préféré! Et ne t'en fait pas, je parle pour dix. Fray m'a simplement dit qu'il avait un ami que les récents événements avaient beaucoup affecté, et il m'a demandé si je pouvais t'accueillir. C'est tout. Comme je te l'ai dit, je ne pose pas de questions aux personnes que j'héberge – c'est aussi une façon de me protéger moi. Mais si tu as envie de me parler de toi, je suis là.