Cyrus en voyait du monde passer dans son bar. Du beau et du moins beau, tout un panel de personnalités.

Il y a les piliers, qui arrivent à l'ouverture en fin d'après-midi, après le boulot, toujours au comptoir avec leurs habitudes, leurs anecdotes  sur la ville, leurs vies,... Ils n'ont pas peur de la solitude, ils arrivent au compte-goutte et commandent toujours leur boisson fétiche, dégainant leurs mots-croisés ou leurs sudokus, en attendant un collègue. Ils partent étonnamment à l'heure de l'apéro, pour ne pas fâcher leurs familles qui les attendent à la maison.
Il y avait les jeunes, les étudiants qui arrivent par troupeau à l'Happy Hour. Ils font du bruit par défaut, tant ils sont nombreux. Il les entend rire, il les entend jouer du comptoir où il se tient... C'est les plus serviables, ils viennent l'aider à servir quand ils font de grosses commandes. Ils sont adorables, encore optimistes même s'ils ont peur parfois ; ils font la fête pour la joie simple de se retrouver entres amis, ils se créent des souvenirs heureux.
Il y a ces deux filles apprêtées pour aller en boîte après ; elles commandent des cocktails qu'elles boivent du bout des lèvres pour garder leur rouge à lèvre en place. Il y a ce musicien qui se trimballe toujours avec sa guitare ; il boit sa bière debout au comptoir en tanguant au rythme des musiques que met Cyrus. Il y a tout ceux qu'il ne verra qu'une fois, entrés par curiosité. Ceux qui reviennent. Ceux qui lui parlent beaucoup trop. Ceux qui ne parlent jamais.

Et il y a les préférés de Cyrus. Ceux qui viennent noyer un chagrin... Que le bar soit animé ou non, ils sont là, assis sur les chaises hautes, recroquevillés sur leur verre. On dirait des enfants perdus, des petits matelots qui regardent la barque de leurs émotions qui flotte dans leur verre d'alcool, souvent quelque chose de fort pour anesthésier la tempête qui hurle en eux. Ils ont leur tristesse au bord des yeux, prête à couler... Ils ne parlent pas beaucoup, mais quand ils le font, c'est avec une voix tremblante et basse, plus chargée que leur verre. Ils boivent sans compter, et souvent jusqu'à la fermeture, et c'est émouvant de voir ces marins de l'oubli partir dans la nuit. Cyrus prend soin de ces clients-là, comme une bouée de sauvetage au milieu de l'océan, il veut tenter de les aider à traverser cette épreuve, juste un peu. Et ce soir, il se trouve qu'il en a un, un sombre héros de l'amer.

Il lavait des pintes quand il lui a demandé poliment s'il pouvait reprendre la même chose, il lui répond en hochant simplement la tête. Ses mains essuyées, il s'empare de la bouteille de Nikka derrière lui, un whisky délicieux et qui reste abordable, très boisé et légèrement épicé. Il lui remplit son verre sans rien dire ; être barman, c'est un peu comme être psy au final. Ce n'est pas lui qui parle le plus et il respecte la vie privée des âmes qui viennent s'égarer ici. Même s'il n'est pas tenu au secret, il le fait par défaut... Quand on vient au Mephisto's, on ne cherche pas le paradis, on sombre un peu plus. Mais il sera jamais le dernier pour aider à relever les déchus, les damnés,...

Il prend un petit bol en verre, le remplit d'un assortiment de cacahuètes, noix et petits biscuits apéritifs avant de le déposer devant le matelot à la dérive, discrètement accompagné d'un mouchoir... Cyrus a l'habitude, il en connaît qui n'aiment pas recevoir de la compassion sans détour. Allez savoir pourquoi. Alors oui, discrètement, pour que son naufragé sache que la terre est pas loin, qu'il peut larguer les amarres.

C'est offert par la maison. dit-il en désignant le bol.

Et il va essuyer ses verres propres avant de les ranger...

Cyrus a un bref sourire quand le client désemparé a soudain le regard qui s'égaie quand il reçoit la discrète attention. C'est bien. Il le prend bien. Il le salue même et Cyrus en profite pour observer la façon dont il tient son verre, dont il tangue... Ça va en vrai. Bon il est encore assis donc il y avait pas trop de danger mais c'est qu'il avait l'habitude d'en voir des éméchés de la vie. Il a repris son boulot de son côté, rangeant les verres et commençant à vérifier les comptes de tête, son regard passant de clients en clients...

C'est le tintement qui le fait réagir... Yep. L'attristé du comptoir avait tenté de se lever et comme prévu, c'était pas très droit. Cyrus s'approche et l'entend s'excuser. Poli. Avec un accent. Il vérifie l'état des verres tout en veillant à ce que son client perdu ne loupe pas le tabouret. :

Ne vous en faites pas. Y'a pas de casse.

Il souffle doucement quand il lui dit qu'il pensait mieux tenir l'alcool. Pas dédaigneux, disons qu'il l'entendait souvent cette phrase. Les gens réalisent jamais à quel point la boisson est traîtresse... Il le sait depuis longtemps. Cyrus se permet de rester auprès de lui, après un coup d'œil vers son collègue -il y a du monde les soirs de week-end, il n'est jamais seul ces soirs-là. C'était souvent lui qui s'occupait des égarés de toute façon, parce qu'il "est patient" qu'on lui dit. C'est... pas vraiment ça. C'est qu'il s'est surtout que ça sert à rien de s'énerver sur quelqu'un qu'est complétement à côté de ses pompes.

Eh. Vous vous en sortez bien. Vous avez réussi à retourner sur votre siège.

Et il a pas eu besoin de lui demander que Cyrus activait déjà ses mains, prenant un verre, le remplissant à l'évier,... calant le verre d'eau devant le nez du client qui soutenait sa tête de ses deux mains au moment même où il le demandait. L'habitude qu'on vous dit.

Bougez pas, prenez votre temps. Je vais chercher votre facture... ...Vous voulez que je vous appelle un taxi ?... Quelqu'un pour venir vous chercher ?

Son client galère, un peu plus longtemps que ce que ça devrait, à retirer son portefeuille de sa poche. Cyrus retient sa grimace tandis qu'il lui donne l'autorisation pour payer à sa place. Bien sûr qu'il pouvait lui faire confiance, mais il lui glisse quand même le petit papier qui retraçait toutes ses commandes, à l'intérieur... Certains se rendent pas compte le lendemain, que l'état de la facture est loin d'être exagérée... Bon y'en a pas pour des mille et des cents mais Cyrus connaissait pas l'état des comptes de monsieur. Faudrait pas qu'il fasse une syncope alors qu'il aura une gueule de bois à gérer.

Il habite pas loin... Ça le rassure et pas tant que ça. Il y avait encore des trucs chelous qui se passaient, dehors, il y a quelques semaines... Cyrus est pas le dernier à sortir tard le soir mais il n'est pas rond comme une queue de pelle, lui. Mais une fois sorti du bar, les clients n'étaient pas sous sa responsabilité... Il pouvait être aussi attentif que possible en attendant. Veillant sur les âmes autour d'eux, passant un coup de chiffon sur le comptoir, et sur son âme égarée qui boit l'eau... A son rythme.

Il ne s'attendait pas à ce qu'il lui parle. On lui a déjà fait la conversation hein, mais ceux un peu trop alcoolisés ont tendance à s'enterrer dans le silence, par fatigue. Celui-là lui sourit, et il ne sait pas quoi en penser... Dans le doute, il reste professionnel.

C'est assez tranquille même les week-ends... C'est la chance qu'on a d'être assez difficile à trouver, je crois. Ça amène des gens qui ont vraiment envie de passer du temps ici...

Le Mephisto's, selon les gens, c'est la petite perle qu'on trouve au hasard ou le trou où l'on vient s'enterrer pour de bon. Alors forcément, il n'y a pas trop d'agitation. A part quand le patron fait des soirées spéciales mais c'est une autre histoire. Pour la question, Cyrus prend un peu plus de temps. Parler de lui en même temps, quelle idée !

Eeeh... Je suis le plus ancien ici, ça fait deux ans que je sers.

C'est à ce moment qu'il faut enchainer avec une question pour relancer la conversation.

...

...Relancer la conversation on a dit.

Euuuh. Donc ouais, vous m'avez probablement déjà vu. Mais on retient jamais le visage du serveur...

Cyrus sourit et fait semblant de bidouiller quelque chose dans l'évier face à lui. Bravo champion, mais tu n'as pas posé de question. OH MERDE !

Cyrus sourit, avec son vrai sourire cette fois, pas le professionnel. Ne lui demandez pas pourquoi, puisqu'il ne réalise pas à quel point ils sont différents, mais il est là. :

-Ne vous en faites pas ! On vient dans un bar pour se détendre après tout...

Par contre... Il n'arrive pas à entendre ce qu'il dit ensuite ?... Il se penche au-dessus du bar mais c'est trop tard : son âme égarée semble perdue dans sa fatigue. Cyrus décale un peu le verre d'eau, histoire qu'il ne le renverse pas dans un mauvais mouvement et se tourne vers son collègue.

Et là, on entre dans le domaine du langage de barman. Cyrus lève un pouce, signalant que ça va, le client est bourré mais pas malade avant de pointer une oreille du doigt et de faire un geste vague avec sa main ; en gros, trouve des musiques moins nerveuses pour le reste de la soirée. Clin d'œil du collègue. Il a compris et reprend son service comme si rien ne s'était passé. Et la musique est soudainement plus douce...

Plusieurs minutes passent durant lesquelles Cyrus nettoie surtout les verres qu'on envoie dans sa direction avant de les ranger... Et son client se redresse. Enfin il essaie. Il s'avance au cas où mais retombe sur son siège avant de sortir son téléphone. Il le regarde taper, avec attention, un sms. C'était... presque envoûtant, d'observer toute la concentration qu'il avait à écrire. Avant d'annoncer que quelqu'un allait le chercher... et Cyrus est rassuré. :

-Vous ne me dérangez pas... Je suis content que quelqu'un puisse prendre soin de vous, là. Dites-moi votre nom, et celui de la personne qui doit vous récupérer. Pour être sûr.

Évidemment qu'il allait vérifier avant, EH.