Qui aurait cru que la promesse d'une soirée banale me réjouirait autant?
Ça fait dix jours que mes semaines oscillent entre le surnaturel et le quotidien. De chaque côté, deux forces égales me maintiennent à l'équilibre, m'empêchant de sombrer tout à fait dans l'un ou dans l'autre. Depuis qu'Andrea est venue me rejoindre, nous passons presque toutes nos journées ensemble, comme pour rattraper le temps perdu, comme si on savait que les jours d'alcyon n'allaient pas durer. De visites en promenades, de films en repas, de caresses en baisers, de sourires en sanglots, on reconstruit petit à petit ce qui était à nous. Mais mes soirées appartiennent à Cursa, au cercle. Quand le ciel s'assombrit d'ouest en est et que les étoiles se révèlent, où que je sois dans Polaris, mes pas trouvent le chemin de cette petite, toute petite maison de l'Octant. Il y a toujours de la lumière qui se déverse dans la rue froide, comme un phare; des voix, des odeurs de cuisine. J'y retrouve Leith bien sûr, North est souvent là aussi, Oslo et Milan se font plus rares. Je n'ai pas rencontré les autres, il y en a encore deux. Malgré ses efforts, Cursa n'a pas réussi à empêcher un nouveau lien de se tisser récemment. Quant à Astèr on m'a confié, à voix basse au détour d'un couloir, qu'elle était injoignable depuis des mois.
Une place reste vacante. Le cercle est incomplet.
Je n'arrive pas à comprendre si c'est une mauvaise chose.
Mais ce soir est différent. Ce n'est pas vers Blackberry Street que je me dirige, une bouteille de vin pesant à mon épaule. Ce soir je soupe chez Andrea – ou plutôt, chez l'ami qui l'héberge et que je n'ai pas encore pu rencontrer. Je vérifie rapidement l'itinéraire sur mon téléphone. Rush Street, c'est la rue de Milan, et penser à lui fait sonner notre trait d'union. Je frissonne, encore mal à l'aise de le sentir tout à coup si proche, comme si la simple mention de son nom le convoquait à mes côtés. Leith. North. Oslo. Cursa. Tour à tour je vais les chercher, les effleurer rapidement. Nos liens se renforcent chaque jour.
N'y pensons pas. Ce soir est un soir banal.
Je la reconnais dès que je l'aperçois, petite silhouette au bout de la rue, et je dois prendre sur moi pour ne pas me mettre à courir, pour ne pas me précipiter à sa rencontre, j'ai un grand sourire bête, les joues rougies et pas par le froid, le cœur qui s'emballe.

– Andrea!

Je lui fais un grand signe de la main alors que j'accélère le pas, mes bras l'entourent, ma bouche vient trouver la sienne, je t'aime, un baiser rapide qui dure l'éternité de notre séparation.

– Tu m'attends depuis longtemps? Il ne fallait pas te déranger, j'aurai trouvé tout seul tu sais!

– Ah? Décidément, qu'on soit en Belgique, en Italie ou en Astéria, les interphones ne fonctionnent jamais…

Sa main dans la mienne, Andrea me fait rentrer dans le hall de l'immeuble, déverrouille la seconde porte avec un pass en plastique vert au bout duquel tinte une grappe de clefs. Son regard méfiant jeté au-dehors ne m'a pas échappé et mon cœur se serre, je repense à samedi, son appel étrange pour me demander de la rejoindre, le récit de sa rencontre avec ce drôle de type qui l'a mise si mal à l'aise, ce monsieur Blumenkranz. Je veux la questionner mais elle reprend la parole, parle du menu…
N'y pensons pas. Ce soir est un soir banal.

– Oh, meermin! Ça a dû te prendre un temps fou. Un spezzatino… C'est vraiment un plat de saison, on va se régaler.

Mon ventre gronde pour faire entendre son appréciation et son impatience. Le spezzatino qu'on prépare dans la famille Castiglione est si bon… Je me souviens que mon père a été très vexé quand je lui ai avoué que je le préférai à sa carbonnade, ce qui ne l'a pas empêché de demander la recette à Andrea.

– Je voulais faire un dessert mais la kitchenette à la fondation est minuscule, alors je suis allé acheter une bouteille de chianti, j'espère que ton ami aime le vin? Comment est-ce qu'il s'appelle d'ailleurs? Et comment tu l'as rencontré? Tu ne m'as jamais parlé de lui…

Andrea évitait soigneusement le sujet dès que je l'abordai. Si sur le moment je n'y prêtais pas trop attention – trop heureux de la revoir, trop anxieux vis-à-vis du cercle –, maintenant que l'ascenseur démarre pour nous emmener au troisième, je commence à réaliser que je ne sais rien de cet ami chez qui elle loge depuis presque deux semaines.

– … Vassili?

Un grand silence. Je suis trop stupéfait pour ajouter quoi que ce soit. Mon regard se tourne vers Andrea qui a l'air mortifiée, revient vers Vassili et son grand sourire qui cache probablement, le connaissant, la confusion la plus totale (il se souvient de mon nom, c'est déjà un miracle). Il survole la pièce, le salon de cet appartement, la bibliothèque remplie de livres en grec, une affiche de Santorin, un canapé banal, quelques affaires que je reconnais comme étant à Andrea – carnet de croquis sur la table, manteau suspendu aux patères, paire de chaussures achetées ensemble lors d'un week-end à Rome, «tous les deux sans personne». L'odeur du spezzatino dans l'air et je suis projeté brusquement plusieurs années en arrière, je suis à Lucera, la maison familiale des Castiglione, je suis arrivé le matin-même, il y a une fête, Vassili sort de la cuisine, invité en secret par belle-maman. Vassili, l'amour d'enfance, le loup-blanc, je connais l'anecdote, c'était à Katakolon, une clairière de pins. Vassili, qui oublie tout sauf d'être bête. Vassili Kalantzis. Vassia.
Un frisson dans les épaules.
Un sourire incontrôlable.

Et puis j'éclate de rire.

– Mais qu'est-ce que tu fous ici? Ah ça, si je m'attendais à te voir… C'était quand, la dernière fois? Pour l'anniversaire de Luciano, c'est ça? Ça fait un bail!

En quelques pas je suis sur lui, il est dans mes bras, une étreinte spontanée, franche, la joie de voir un visage familier dans ce pays étranger, un visage de notre passé commun avec Andrea.

– Alors c'est toi qui a veillé sur Drea? Merci. Je t'en dois une.