Adrénaline. Cœur qui bat.

Je dévale la pente, me rattrapant de tronc en tronc, j'ai renoncé à être discret. Le sol est dur, glissant, l'air froid brûle mes poumons, mes oreilles bourdonnent: c'est un mélange de peur et d'excitation, je me suis élancé sans réfléchir, je ne veux pas qu'elle puisse me filer entre les doigts. Enfin j'arrive à l'un de ces chemins rudimentaires, à peine visibles, qui indiquent que nous sommes encore dans une partie de la forêt des Astrales que l'homme tente de garder sous contrôle. La vague gelée s'arrête ici, sa crête courbée vers l'avant comme une flèche cristalline. C'est là, juste là, qu'elle devait se tenir. Une personne. Une personne comme nous.

Je tremble.

C'est pour le lac que je me suis enfoncé si loin dans la forêt. Pour le lac et l'absence des hommes. Je cherchais un endroit juste pour l'eau et moi. Je sais que je prends des risques, seul dans un endroit isolé: nos ennemis rôdent toujours. Il semblerait que le destin nous ai accordé une accalmie, mais qui sait combien de temps elle durera? Tant de dangers inconnus menacent les Étoiles et leurs cercles.

Je ne laisserai plus rien arriver au nôtre. Je ne laisserai pas Ange connaître le sort de Madison.

Un pouvoir construit comme une peinture, touche par touche. Partir de la surface des choses pour explorer les profondeurs, bâtir les lumières, bâtir les ombres. S'enfoncer dans la matière pour percer ses secrets. Remettre en perspective. Un travail lent et patient qui n'est jamais à l'abri d'un coup de pinceau maladroit.

J'ai voulu aller trop vite, emporté par l'ivresse de ce don. La vague a rompu mon licol, s'est arrachée au lac pour se précipiter entre les arbres, me frôlant de peu – et s'est immobilisée.

Une sculpture de glace, étincelante.

Ce n'est pas moi. Ça ne peut pas être moi. Ça veut donc dire que quelqu'un d'autre était là.

Un ami. Un ennemi. Un lié.

Mais le chemin est désert.

Je sens trop tard la glace me saisir les chevilles, le froid mordre à travers mes chaussettes et mon pantalon. Quand je baisse les yeux, j'ai les pieds prisonniers. Godverdomme.

Kees Vanobbergen, tu es un imbécile.

C'est un réflexe stupide mais je lève les mains en entendant la voix dans mon dos. Montrer que je ne suis pas armé. Comme si ce n'était pas flagrant que cette cascade était de mon fait, que le réel danger que je représente émane de tout mon être.

– Et c'est pas hyper poli de me réserver un accueil aussi froid.

Ma conscience palpe la glace qui me retient, toque, cherche une faille – mais vraiment, l'eau solide ne m'aime pas, elle refuse absolument de coopérer, c'est là une des limites de mon pouvoir. Comble de malchance, il y a du vent aujourd'hui et l'air est sec; quant au lac, il est un peu trop loin pour que je puisse tirer profit de son eau sans risquer une deuxième catastrophe.

– Ça n'était pas mon attention de vous viser. De là où j'étais, je ne pouvais pas vous voir.

Je me retiens in extremis de rajouter que cette vague est un accident, que j'ai perdu son contrôle, ça n'est pas le moment de révéler mes faiblesses. Lentement je tourne la tête pour essayer de voir à quoi ressemble mon interlocuteur. Tiens, mais…

– … On s'est déjà vu, non? Vous êtes le type qui stalke Vassili.

Génial. Congelé par un amant déçu de Vassili. Je ne pouvais pas rêver mieux.

Je retiens à grande peine un soupir en écoutant mon interlocuteur. Maintenant qu'il me fait face, je recolle les morceaux. Je l'ai croisé à quelques reprises, rôdant en bas de l'immeuble sans oser appuyer sur l'interphone. Je n'avais pas de nouvelles de Vassili alors, Ange n'était pas encore venue me trouver, m'annoncer qu'elle veillait sur lui. Je n'avais pas pu lui donner le moindre renseignement. J'ai peut-être bien fait.

Car ce numéro est peut-être un masque. Un leurre, pour que je m'apitoie, que je le mène à Vassili – et donc à Ange, à Cursa. Pour achever enfin ce qui a été fait dans les s͈͌ơ͓͕͕̍̿̀̽͢ͅú̻̞̚t̛̠̜͈̖͖̉͊̚̚e͖͓̅̋r̛͈̝̅r̥̗͎͊̅̿a͇̽̐͟í̝̫̟͇̋͐͌n̞̻͕̒̓̿̚͟s͍͕͍̆͑̃


La situation n'est pas à mon avantage et j'enrage en silence. La glace qui m'emprisonne n'est clairement pas naturelle, elle ne fond pas, ou si lentement… Si je parvenais à me concentrer, à réunir de l'eau liquide dans ses anfractuosités, ses minuscules imperfections, je pourrais forcer l'apparition de fissures… Mais à quoi bon? Tout semble indiquer qu'il maîtrise un pouvoir qui l'emporte sur le mien. Une fois l'eau gelée, elle m'est inaccessible. Je pourrais tenter de le surmener, d'appeler à moi le lac entier, mais alors je ne donne pas cher de ma peau.


– Tu fais partie de ceux qui nous chassent? Tu es un lié d'Orion?

Je n'ose pas glisser une main dans ma poche, récupérer mon téléphone pour appeler… qui? Personne ne pourra me rejoindre assez vite, même pas Milan. Gagner du temps. Tenter d'en savoir plus. C'est tout ce que je peux faire.

Déjà mort? En voilà un qui manque pas de confiance. Bon, faut bien reconnaître que je me suis fait avoir comme un bleu. J'ai eu de la chance qu'il n'ai fait que m'immobiliser. Mais j'ai l'eau de mon côté. Une alliée qui est partout, jusque dans son corps à lui. Je n'ai encore jamais tenté quelque chose d'aussi extrême… quelque chose me chuchote que ça n'est pas hors de ma portée. Plus longtemps je joue les impuissants, plus il va baisser sa garde, pensant avoir l'ascendant. N'est-ce pas?

La révélation qu'il n'appartient pas au cercle d'Orion m'arrache un soupir de soulagement. Il pourrait mentir mais j'ai envie de le croire, ne serait-ce que pour écarter l'ombre de cette menace qui pèse sur mes pensées.

– Je ne l'ai pas rencontré, non. Mais je suis d'accord avec ton analyse du personnage. Ça nous fait au moins un terrain d'entente.

Ça… et Vassili. Ce lié n'est pas si inconnu que ça. À croire que les cercles des étoiles sont plus proches que ce qu'on pourrait penser, se frôlent, s'intersectent. Il y a de l'écho. Est-ce qu'un lié attire les éclats d'étoiles sur celles et ceux qui l'entourent? Je sens venir la migraine rien qu'à essayer d'embrasser l'immensité de la chose.

– Vassili va… Vassili va, je lâche finalement. Tant que je reste prudent, je ne risque pas de mettre qui que ce soit en danger. Il a disparu pendant quelques mois et n'est réapparu que récemment. Il est en état de choc. Il n'a pas fait exprès de t'ignorer.

Je ne sais pas si il est au courant pour ses amnésies. Je ne sais pas si il sait que Vassili est un lié, lui aussi. Et je ne lui révèlerai rien de tout ça, ce sont des informations trop dangereuses, facilement utilisables comme armes. Mais je peux au moins lui dire ça. Vassili n'est pas un mauvais bougre, juste… une catastrophe ambulante. Il ne ferait pas de mal à une mouche.


– … Bon, je commence à perdre les sensations dans mes pieds. Qu'est-ce que tu comptes faire de moi?

– … Début novembre. Tu peux tenter de le recontacter mais je ne pense pas qu'il te répondra. Il… ne répond à plus personne.

J'en dis trop, je crois. Mais l'inconnu a ouvert une vanne. J'ai besoin de parler pour évacuer l'angoisse, besoin de parler à quelqu'un d'autre qu'Andrea et Ange, j'ai besoin de me rassurer que tout va bien quand vraiment rien ne va et que j'ai peur pour Vassili – j'ai peur de Vassili, peur de ce dont il se souvient, peur de ce qu'il a oublié, peur de ce qui se passe à l'intérieur de cette coquille catatonique.

Vassili m'a toujours mit mal à l'aise, parce que je n'ai jamais réussi à savoir ce qu'il pensait. Et j'ai maintenant la preuve qu'il pourrait m'attaquer sans arrière-pensée.

L'inconnu s'approche et je me raidis instinctivement, sur le qui-vive, mais sous ses mains la glace fond aussitôt. Un profond soupir de soulagement m'échappe., déjà parce que je suis libre mais aussi parce que j'ai de l'eau sous la main et que sa présence me rassure. La tentation de jouer avec elle est forte mais je ne veux pas que l'autre lié se sente menacé et revienne sur sa décision de m'épargner.

– Merci.

Quelques flexions et frictions suffisent pour faire partir l'engourdissement. Mes yeux reviennent à cette étrange sculpture de glace que nous avons accidentellement créé ensemble, cette cascade figée dans son mouvement, serpentant entre les arbres. Une photographie aurait toute sa place dans une galerie.

– Est-ce qu'on ne se débarrasserait pas aussi de… ça? Personne ne pourra jamais croire que c'est naturel et je ne sais pas si j'ai envie de laisser trop de traces de mon… de nos pouvoirs.

Ce serpent de glace me trouble. La forme est puissante, organique, elle attrape la lumière pour la briser en éclats singuliers. Plus je la contemple plus le trouble grandit et m'encombre, c'est un trouble qui blesse, une douleur lourde et solennelle.

Cette vague est belle.
Cette sculpture que cet autre lié et moi avons créé est belle.

Je repense – penser, quel horrible poison – à tout. Toute ma vie d'avant tendait vers cet idéal, la recherche de la beauté. C'est un mot que je n'aime pas. En néerlandais, on dit schoonheid, la «qualité de ce qui est propre» et c'est idiot. Je n'aime pas associer beauté et esthétique. Ce qui est beau c'est ce qui résonne entre mon mondedans et le mondehors, ce que je retrouve de moi chez les autres, ce que je retrouve des autres chez moi. Ça peut être discordant, sale, laid, violent, inconfortable – ça reste beau tant qu'il y a le dialogue, la vibration, le lien.

Il y a de la beauté dans ce qui nous arrive, malgré tout. De la beauté dans les étoiles, les cercles, ce que nous sommes capables de créer ensemble.

Un soupir.

– Je m'appelle Kees.

Un sourire.

– Je pense que je peux t'aider là-dessus. À partir du moment où il y a des fissures dans la glace, même minuscules, je devrais pouvoir y infiltrer de l'eau pour la faire craquer. J'imagine que le reste finira par fondre naturellement…

Tiens?

…

Hum… Non, rien.

Quand Isak s'approche de la vague gelée, je prends une grande inspiration et cherche de l'eau là où je peux. Dans ce crissement si caractéristique qui me donne envie de grincer des dents, la glace cède: aussitôt j'envoie l'eau s'y infiltrer, se glisser entre les moindres fissures, puis je la rappelle à moi – allez, encore un petit effort…

Un morceau se détache et roule à nos pieds.

– Ouf! Ok, c'est plus difficile que ce à quoi je m'attendais, mais ça fonctionne.

Petit à petit, nous détruisons la bête, en remontant progressivement vers le lac. Il me suffit ensuite d'envoyer une deuxième vague – plus petite et mieux contrôlée que la première – pour disperser les blocs de glace et favoriser leur fonte naturelle. Je termine un peu essoufflé mais soulagé que nous ayons réussi à nous débarrasser de… ça. Un coup d'œil à l'heure m'indique que je ne dois pas tarder à retourner chez Vassili, Ange m'a prévenu qu'un des nouveaux liés devait passer me voir ce soir.

– Isak…

Comment prendre congé de quelqu'un qui vous a immobilisé dans la glace et représente un potentiel danger mortel pour vous et votre entourage?

– Quand Vassili ira mieux, je lui parlerai de toi. C'est promis. En attendant… prends soin de toi et ton cercle. J'imagine qu'on se reverra. Ah, et… je suis désolé? Mais je ne peux pas prendre de risques.

Quand il atterrit dans le lac, je suis déjà en train de dévaler la pente. Je ne l'ai pas envoyé profond, il ne devrait pas risquer sa vie… et puis c'est de bonne guerre.

Sur la route pour regagner l'Octant, je repense à cette rencontre. À Isak, qui semblait si meurtri. Aux autres étoiles, aux autres cercles. Et à cette étrange sensation, juste avant que l'on détruise la vague gelée. Cette sensation d'être observé. J'ai déjà ressenti ça avant.

… Sur la plage, avec Selkie.

Non?