Le tir, c’était ce qu’on ne lui admettait pas : une jeune femme faite ainsi, bien propre sur elle, et puis si gentille, avec un fusil dans les mains ? Ça relevait du domaine de l’impossible.

Son père l’y avait emmené sans réfléchir, contre l’avis de sa mère (quelle importance ? il pouvait simplement l’ignorer), et ce fut bien l’une des rares choses pour laquelle il grandit fier d’elle, l’une des rares choses qu’on la laissa pratiquer même si ça ne s’inscrivait pas dans l’image qu’elle se devait de projeter.

Gentiana s’y dédia plus que nécessaire, par rébellion timide — et puis on la laissait tranquille au stand de tir.

Mais pas cette fois.

Les tireurs, de chaque côté d’elle, remarquèrent les deux comparses avant elle. Concentrée sur son prochain tir, elle entendit un lointain appel, mais ne se retrouva pas immédiatement dans ce “la miss” avec laquelle on l’alpaguait. Lorsque l’homme à sa droite lui fit un signe, enfin retira-t-elle son casque pour se retourner et aussitôt écoper d’un défi. Elle cilla.

Un rapide coup d’oeil de part et d’autre : personne ne semblait plus au courant qu’elle. Elle préférait ne pas porter de jugement si tôt dans la conversation, mais ces deux hommes lui paraissaient horriblement suspicieux. Une odeur de poudre flottait mais Gentiana sentait surtout les problèmes.

— Bonjour. Je vous demande pardon ?

Elle avait surtout envie de lui demander pourquoi il criait. On pouvait difficilement l’agacer plus vite, bien qu’elle n’en montre rien.

En guise d’unique réponse, on lui parla de vrais hommes, à l’opposé bien sûr des faux hommes en carton. Elle plissa des yeux, qui cherchèrent quelque chose par dessus l’épaule de son interlocuteur. Un échappatoire peut être, ou l'un de ces hypothétiques monsieur. Elle parut ne trouver ni l'un ni l'autre.

Gentiana était bien embêtée. Ce défi sentait les embrouilles, car quelqu’un d’aussi bruyant ne pouvait pas être un perdant gracieux, mais elle doutait qu’il accepte son refus de toute façon. Et puis il y avait peut être un peu d’esprit de compétition en elle : elle excellait au tir, et celui là ne la prenait pas au sérieux.

— À votre aise, Monsieur. Elle se tourna vers l’unique participant. Que pensez-vous de dix tirs "genou", et dix tirs "debout" ?

Une fraction des concours traditionnels, mais elle n’avait pas toute la journée, et au vu de l’impatience manifeste de l’autre personne présente, c’était aussi leurs cas. Elle le plaignait un peu d’avoir été traîné dans cette histoire clairement contre son gré, et lui offrit un sourire un peu désolé avant qu’elle et son collègue ne prenne place.

Les balles fusèrent.

Son adversaire n’était pas mauvais, mais pas excellent — les tirs les plus justes demandaient une rigueur et une patience qui lui manquait. De temps à autre, elle observait sa technique et son geste, puis consultait le spectateur pour une réaction : il connaissait son comparse mieux qu’elle et elle préférait être vigilante à une inquiétude ouverte quant à une potentielle crise de nerf.

À trois de ses tirs, elle ne prêta pas grande attention : de quoi épargner l’égo mais tout de même gagner. Sur le peu de chose qu’elle possédait vraiment, elle savait être fière.

La dernière balle quitta son fusil, et il y eut un silence qui tomba en flocons alors que Gentiana baissait son arme. Elle ne perdit pas son temps à notifier son adversaire de l’évidence, qui s’en rendrait très bien compte tout seul, même s’il apparut, l’espace d’un instant, une fierté manifeste sur ses traits auparavant stoïques pour attester de sa victoire.

— Merci pour cet échange. Vous êtes un tireur adéquat.

Une façon bien sympathique de dire qu'il savait au moins appuyer sur la détente.

Comme elle, le spectateur lui paraissait souhaiter très fort être ailleurs. Elle décela tout de même dans le signe de tête qu’il lui adressa la camaraderie qui liait tout naturellement ceux emportés dans les pires histoires en vertu de leurs fréquentations irresponsables. En tout cas, son petit ricanement à la défaite de son collège n’avait rien arrangé, et celui-ci exigea comme elle le craignait une revanche.

Cependant, lorsqu’il exigea aussi de la mettre face à un nouvel adversaire, Gentiana serra des dents. Elle venait ici pour décompresser de sa semaine, et voilà qu’elle se retrouvait comme dommage collatéral à un bras de fer dont elle ignorait tout du contexte.

L’homme refusa, et ses mains crispées sur son fusil se détendirent : peut-être que les choses n’empireraient pas finalement. Il lui semblait campé sur ses positions et son refus, et il y avait bien un peu d’admiration dans le regard que lui portait désormais Gentiana.

Jusqu’à ce qu’on lui pointe un revolver contre la tempe, en tout cas. Là, il ne lui restait plus que de la surprise, et beaucoup, beaucoup d’horreur.

En fait, elle ne pouvait tout simplement pas y croire, croire que c’était autre chose qu’un jeu de lumière, une hallucination, la fatigue, peu importe. Croire que l’homme pouvait rester si calme alors qu’on le menaçait — quoi, ça lui arrivait tous les jours ? Et croire que personne ne faisait rien, à commencer par elle.

Elle est encore bouchée bée quand elle croise le regard du garçon, et ça se voit dans ses yeux qu’elle a peur pour lui. Elle n’a certainement pas eu le temps de compter les balles de son adversaire, et dans son idée, s’il appuie sur la gâchette, quelqu’un va mourir.

Il y a un soupir — pas le sien. La main de Gentiana se crispe : elle ne sait pas ce qu’elle va faire, seulement qu’elle doit le faire, quelqu’un va mourir, quelqu’un va mourir, mais on l’arrête d’un :

—  Dix genoux, dix debout ? Pour satisfaire l’autre con ?

Quoi ?

— Quoi ?

Quoi ?

Le fusil qu’elle tient lui paraît soudain entièrement fait de plomb. Elle le regarde lui, puis l’autre que la proposition semble satisfaire comme s’il ne venait pas de se faire traiter de con.

— Vous me mettez dans une situation impossible, elle murmure, pâle.

Qu’est-ce qu’elle était censée faire, maintenant ? Gagner ? Perdre ? Rien ne paraissait pouvoir satisfaire son précédent adversaire et elle se demandait très sérieusement si l’un d’eux repartirait du stand de tir dans une housse mortuaire.

Elle rechargea son fusil avec une main étrangement ferme et assurée pour quelqu’un d'aussi livide, et commença à se mettre en position pour les tirs debout. Il lui suffisait de lever son arme, de tirer, de faire au mieux même si elle ignorait quel était ce mieux, si elle se condamnait elle ou quelqu’un d’autre, il suffisait d’espérer très fort que l’autre bouffon arrête ses petits caprices d’égo froissé éventuellement.

Et passée la frayeur, passé l’agacement, il y eut la colère. Une colère blanche, la colère des justes plutôt que des vengeurs, la colère qui disait : non mais vous vous croyez où ?

— En fait vous savez quoi ? Non.
— Non ?
— Non. Elle baissa son arme. Je pense que ça suffit. Écoutez, je suis désolée, mais vous avez perdu et vous ne pouvez pas continuer à me lancer des adversaires à l’infini parce que le résultat ne vous satisfait pas. Elle parlait vite, entre panique et colère. Une pause, parce qu’il fallait bien un silence devant la chose qui la mettait la plus en rogne, dans cette histoire. Et encore moins les menacer avec une arme.
— Tu n’as pas ton mot à dire.

Alors ça, c’était le ponpon sur la cerise. Elle dit sans réfléchir, ou plutôt elle s’entendit dire avant de réaliser avec horreur ce qui venait de lui échapper :

— Sinon quoi ? Vu comment vous tirez, je ne pense pas que je risque grand chose de toute façon.

Le coup partit.
Pas de feu, heureusement, elle serait peut être morte.
Le coup de poing.

Elle trébucha en arrière sans tomber. Tout le monde parut surprit, à commencer par elle d’être encore vivante, et l’autre de l’avoir frappé. Sa main se porta à son visage, où lui brûlait une douleur cuisante, mais ses yeux, eux, ne le lâchaient plus lui. Il y avait un 7e ciel et 9 enfers, mais la jeune femme venait d’en inventer un dixième et d’en mettre les flammes dans ses yeux.

Elle était bien la fille de son père au demeurant, pour le meilleur et surtout pour le pire.

Œil pour œil et dent pour dent.

Elle bondit.

_____


La porcelaine immaculée de l’évier se teintait de rouge à mesure que Gentiana se rinçait le visage. Elle effleura sa tâche de naissance écarlate, et son nez qui n’était pas joli à voir. Bah, ça ne la changerait pas de toute façon, mais elle n’avait aucune idée de ce qu’elle répondrait quand on lui demanderait ce qui lui était arrivé.

D’une main distraite, aux phalanges encore écarlates et douloureuses, elle chercha à tirer une serviette du distributeur pour s’essuyer, mais ne rencontra que du plastique froid. Après un soupir qui ressemblait presque à un juron (mais elle n’en était pas encore là. les patates de forains, d’accord, mais il fallait savoir s’arrêter un moment), elle ouvrit la porte et demanda à celui qui était resté :

— Vous n'auriez pas un mouchoir par hasard ?

Gentiana accepta avec gratitude les serviettes qu’on lui tendit et acheva d’éponger l’humidité sur son visage. Elle tenta d’un peu toucher son nez pour sentir l’étendue des dégâts, maintenant qu’elle les avait observait en détails dans le miroir : Au demeurant, ça aurait pu être bien plus grave pour elle.

Certes ça lui lançait quand elle reniflait, mais son nez ne lui paraissait pas cassé. Si ça avait été le but de l’autre insupportable monsieur, il avait franchement mal visé, et frappé en partie sa joue sur laquelle pousserait sans doute un vilain bleu dans les prochains jours.

— Merci je crois.

La situation lui parut si absurde qu’elle dit cela en riant un peu. Elle n’était certainement pas fière de son comportement mais recommencerait sans hésiter. De toute façon, une colère mêlée de peur, une colère vindicative, ça prenait aux tripes et ça ne pesait pas le pour et le contre au moment d’exploser.

Elle rit encore quand il qualifia son action de… De stupide. Stupide, voilà, c’était le mot employé.

— Oh oui, c’était complètement idiot. Mais je suis au moins contente de voir que vous êtes entier. J'ai cru que vous alliez mourir, pour être honnête.

Elle n’avait pas eu la peur de sa vie, mais pas loin. La situation aurait pu dégénérer de milles autres façons bien plus horribles. Elle se massa une dernière fois le  visage pour vérifier qu’elle ne s’apprêtait pas à mentir, et lui dit :

— Enfin. Je crois que ça va. Comme quelqu’un qui s’est fait frappée je suppose. Mais ne vous sentez pas responsable. Vous avez essayé de désamorcer la situation comme vous avez pu.

Bon, sauf lorsqu'il s’était allégrement fendu la poire quand la défaite de l’autre homme s’était confirmée, mais personne n’aurait pu prédire ce qu'il se passerait ensuite.

— Je suis désolée pour vous en tout cas, quelle histoire. Et je suis désolée pour votre, euh, ami. Court silence. En fait non, je ne suis pas désolée du tout pour lui, mais j’espère qu’il n’est pas trop mal en point. Où est-il passé d’ailleurs ?

Parce qu’il avait dit “salement réglé son compte”, et Gentiana préférait faire les choses proprement. Maintenant que son adrénaline retombait peu à peu, elle réalisait son geste et commençait vraiment à avoir honte. D’accord elle pouvait être fière d’avoir gagné cette bagarre, mais ce n’était pas du tout digne d’elle de s’être laissée entraîner de cette façon, déborder par la colère et la peur, la peur, la peur, alors qu’elle se devait de rester stoïque, les mains bien serrées sur sa propre laisse.

— Ça ira pour l’hôpital. Je ne dirais pas non à un chocolat chaud en revanche…

Une pause. Une hésitation. Oh, et puis elle pouvait bien se le permettre : ce n’était pas tous les jours qu’on vivait ce qu’elle venait de vivre.

— Et une cigarette, si vous avez ça.

Sans le rire éclatant qui avait précédé ses mots, Gentiana aurait presque pu s’imaginer qu’il était sarcastique quand il qualifia son inquiétude de touchante. Pour elle, ça relevait davantage du bon sens, bien qu’elle ne se séparait jamais de sa sollicitude : est-ce qu’il était présent pendant les minutes qui avaient précédé les coups ? Surtout le moment où son associé l’avait menacé d’une arme à feu sur le front, en fait.

Sa déconcertante tranquillité, quand n’importe qui aurait fondu en larmes dans sa situation, était un indice suffisant, mais en cherchant à se dédouaner, l’homme ne fit que confirmer les suspicions de Gentiana.

(il avait épuisé toutes ses balles)
(je ne risquais rien)

Le soucis quand on joue les idiots alors qu’on ne l’est pas, c’est qu’on ne sait pas quoi imiter. Il lui assura les faits avec une certitude qui ne pouvait signifier qu’une chose : il avait compté les tirs par prudence, par prévenance, pour être sûr, et personne ne faisait ça, sinon ceux qui envisageait à chaque instant qu'on puisse leur mettre une balle.

— Tout de même. Elle secoua la tête, repensant à la scène et la frayeur raviva aussi sa colère. On traite toujours une arme comme si elle était chargée : c’est une règle élémentaire.

En tout cas, elle était ravie d’apprendre que ces deux là n’étaient pas amis, et préféra songer à autre chose avant que son cerveau ne vienne déduire ce qu’ils étaient, alors, exactement. Elle passait un bon moment (très étrangement) et appréciait la conversation de ce monsieur. Autant ne pas gâcher la chose avec d’autres considérations que celles strictement nécessaires.

Pour une fois que détourner les yeux servirait son bonheur.

— Une... Une perte de temps ? Seigneur, ce qu’il était mauvais au jeu des prétentions. Elle s’efforçait de ne pas regarder, de ne pas voir, mais c'était comme si il lui présentait ses lunettes de vue dès qu’il ouvrait la bouche, à dire pareilles énormités. Oui, on peut appeler ça comme ça je suppose.

Elle rit, d’un rire qui n’était désolé ou embarrassé ou triste, elle rit juste, tout simplement. Elle le trouvait incroyable.

Tant mieux pour le chocolat, même si maintenant qu’elle y songeait, c’était une requête un peu étrange : les mêmes mains qui amèneraient une tasse fumante à ses lèvres, pleine de chantilly et elle l’espérait, d’un peu de marshmallow, se trouvait un peu plus tôt à s'abattre sur la figure de quelqu'un.

Mais bon, elle n'aimait pas l'amertume du café et n'y pouvait pas grand chose. Lorsqu’elle s’y était essayé pour se donner des grands airs, elle avait rajouté tellement de morceaux de sucre qu’on pouvait difficilement continuer d’appeler sa boisson du café puisqu'il se rapprochait davantage d'une sorte de soda sans bulle.

— Ma foi, je n’en ai jamais fumé mais il y a une première fois à tout, répondit-elle à sa question, ne comprenant que son “ça ira ?” n’était pas relatif à son opinion sur les cigarettes mais son état général. Elle avait si peu l’habitude qu’on lui demande si ça allait, si ça allait vraiment, que ça lui était passé par dessus.

Elle baissa les yeux sur sa poitrine en même temps qu’elle tâtait ses poches pour un briquet, et constata que sa chemise blanche était tâchée de sang.

— Oh, j’avais oublié ça aussi.

Elle trouverait bien une façon de mettre son écharpe pour cacher cette horreur.

Elle trouva son briquet. En fait, elle en avait même deux au cas où — un sacré chiffre pour quelqu’un qui ne fumait jamais. La première fois, c’était pour essayer, se fondre dans la masse, appartenir un peu à quelque chose, peu importe quoi. Ensuite, le jour où son frère avait disparu, des années plus tard. Camille lui avait dit : une cigarette ? et elle n’avait pas su refuser, même pas trouver le courage de lui dire qu’il ne fallait pas qu’elle fume alors qu’elle était enceinte. Une autre en attendant les secours, quand elle avait retrouvé Leah. Et une autre encore, après avoir eu ses parents au téléphone et leur expliqué pour l’overdose. Quelle soirée horrible ça avait été.

La plus récente, enfin, datait de son dernier jour de stage.

Et maintenant, celle-ci. Elle songeait qu’elle exagérait peut être : elle n’avait que frapper un homme. Ça ne tenait pas la chandelle à une main sur la cuisse ou Leah qui allait peut-être mourir.

— Loin de moi l’idée de remettre votre parole en doute mais j’ai bien du mal à vous croire. Je ne vous le reprocherais pas, de toute façon. On a passé le stade du ridicule à l'instant même où j'ai bondi sur votre associé.

Elle lui tendit un des deux briquets : il y avait un bichon sur le sien et un serpent sur celui qu’elle tenait encore.

— Vous êtes bien aimable... Un... Un pull, si vous en avez un autre. Je suis désolée, j'ai l'impression que je ne fais que vous prendre ou vous demander des choses depuis tout à l'heure... En tout cas, c’est un plaisir de faire votre connaissance, Richa… Rich. Les surnoms, ce n’était vraiment pas son fort, mais l’hésitation de Richard à lui donner son nom au complet, ça voulait dire ce que ça voulait dire. Vous pouvez m’appeler Gentiana.

À cet instant, elle n’avait rien de la fleur ou du gentle qui venait tout naturellement à l’esprit quand on prononçait son prénom. Mais la gentiane était symbole de victoire et de ténacité, en plus du charme et de la douceur, et elle n’avait pas le sentiment d’avoir perdu pour une fois.

Elle suivit la proposition de Richard, et en même temps qu’elle marchait, croisa les yeux de son reflet à travers une vitre. Il lui demanda : Qu’est-ce que tu fais ? Tais-toi. Tais-toi. Tu n’es pas toi même.

S’il y avait une vraie et fausse Gentiana, elle savait très bien laquelle était du bon côté du miroir. Celle dont les mains étaient encore rouges et douloureuses.

Au dehors, elle alluma la cigarette de Richard puis la sienne. Une première bouffée timide et elle s’étouffa promptement.

— C'est... Keuf keuf. C'est particulier.

Elle lança un regard de reproche à ce qu’elle tenait entre les doigts, et fit une nouvelle tentative en plissant des yeux. Cette fois, elle parvint à rester impassible, à défaut de détendue.

— Je… Merci. Enfin, je n’ai certainement pas l’intention de réitérer l’expérience de sitôt, mais merci. Comment faut-il mettre son pouce, alors ?

Un sourire. Il n’essayait même plus de jouer le jeu de la facétie, dis donc, à lui donner des conseils sur comment frapper ! Elle reprit une bouffée de nicotine, avec toujours le même dégoût ouvert sur le visage. Ça ne servait plus à rien de s’inquiéter de le déguiser de belles expressions quand il était dans cet état.

— Pourquoi vous n’aimez pas votre prénom, si je puis me permettre ?

Et par particulier, elle entendait bien sûr horrible.

Cependant (et il fallait l’avouer : à la surprise de Gentiana), Richard respecta sa parole et n’esquissa qu’un sourire à sa furieuse quinte de toux. Désormais emmitouflée dans son pull un peu trop large pour sa stature de femme, et cela en dépit des quelques centimètres qui les séparaient en sa propre faveur, elle se permit un coup d’oeil rapide à ses tatouages avant qu’il n’enfile sa veste. En fait, c’était presque impossible de ne pas les voir : ça reviendrait à ne plus le regarder du tout.

— Oh, euh… Encore merci alors. Je vais faire de mon mieux pour ne pas m'enrhumer.

C’était l’homme qui choisissait la cigarette, pas l’inverse, mais il apparut à Gentiana que n’importe qui fumant cette variété là se verrait pousser des tatouages dans la nuit ne serait-ce que pour compléter le tableau. En tout cas, ça allait bien à son profil de mafieux, qui, elle se mit d’accord avec elle-même pour le postulat suivant, ne tenait bien sûr que de l’esthétique.

Evidemment.

Et la leçon qu’il lui dispensa ensuite, c’était seulement parce qu’il était au club de boxe lorsqu’il n’était pas au stand de tir. Suivant ses conseils qu’elle supposait avisés, elle rangea son briquet dans sa poche où il retrouva son dernier compagnon, cette fois à l’effigie d’un chat noir, et plaça son pouce comme il le lui dictait.

Ça avait au moins la mérite d’être simple à retenir, même si elle craignait de  ne pas être en capacité de réfléchir lorsqu’elle était remontée au point d’en venir aux mains.

— C’est presque dommage que nous n’avons pas pu tirer ensemble finalement. J'aimerais vous rendre la pareille avec des conseils de tirs, mais je ne connais même pas votre posture...

Parlons maintenant du prénom. Une ombre passa devant les yeux de Richard à son interrogation : Gentiana y distingua un souvenir. Pour peu qu’ils se connaissent depuis plus longtemps, elle lui aurait mis une main sur l’épaule, elle lui aurait dit : Oh, et puis oubliez ça — mais il était trop tard.

Son explication première était simple, trop en fait — elle s’appelait bien Gentiana, ça ne faisait pas de ses parents des fleuristes. Mais ce que lui y associait en revanche… Elle se tint à ses côtés en silence, pleine d’empathie et de bons sentiments, mais détourna les yeux lorsqu’il évoqua la rancune.

Peut être bien qu’elle la connaissait. Non, elle ne l’avait jamais ressenti. Elle en connaissait la couleur, ce noir dévorant qui l'avalait goulument certains soirs. La chaleur aussi : c’était doux comme le feu, et Gentiana était frileuse.

— Je crois que je comprends, oui. Sans doute plus qu'il ne pouvait l'imaginer.

Elle déplorait parfois qu’elle ne serait jamais vraiment intact, et se demandait souvent ce qu’elle aurait accompli si seulement elle avait été à la hauteur. Puis elle songeait au travail. Il fallait bien se distraire avec quelque chose.

— Salir comme on a été sali... murmura-t-elle dans ses pensées. Il fallait bien le garder, ce nom. C'était la seule chose précieuse qu'on ait bien voulu lui donner, n'est-ce pas ? Elle voyait à ses mains qu'il lui avait fallu arracher le reste.

Elle était, au demeurant, bien désolée qu'il ait souffert ainsi.

— Ça doit faire… 10 ans maintenant. Mon père est assez… Enthousiaste des armes à feu voyez-vous, alors ça devait lui paraître comme un endroit approprié pour une après-midi en famille.

Est-ce que ça t’avait blessé, qu’il n’emmène pas Camille mais toi oui ? Parce qu’elle était une fille, et toi rien à part hideuse ?

Bien sûr que non. Tout ça te passait par dessus, n’est-ce pas ?

— Au final ce n’est pas plus mal. J’ai rencontré l’un de mes meilleurs amis ici, et puis vous maintenant. Bon, certes j'aurais préféré ne jamais croiser la route de votre associé... Mais les choses sont bien faites, et si elles sont mal faites, on finit par en faire quelque chose de bien éventuellement.

Parce que nous le devons. Comment vivre autrement ?

L’appeler ? La suggestion lui fit certainement plaisir, qu’il trouve sa compagnie suffisante pour souhaiter la recroiser à l’occasion — mais le sourire qu’elle eut n’était pas flatté mais taquin. L’appeler d’accord, mais avec quel numéro ? Il n’élaborait pas, et Gentiana commençait à se demander si simplement prononcer son nom trois fois devant un miroir suffirait pour qu’il apparaisse soudainement comme une sorte de spectre à l’allure de rescapé de prison.

Elle croyait au destin, voulait y croire, à défaut de beaucoup l’aimer, mais là c’était quand même un peu trop compter sur lui.

D’une de ses poches, elle sortit sa carte de visite où il était noté

Gentiana Geisler
Assistante Juridique
Aether Lab

au dessus de son numéro et de son mail professionnel. Le plus simple aurait encore été de saisir son téléphone, mais dans le cas où il se montrait simplement poli, elle préférait lui laisser une chance de ne plus jamais lui adresser la parole.

— Le “i” de Giesler n’est pas au bon endroit mais…

Elle avait préféré se taire plutôt que d'embêter le responsable avec ça. Et puis au moins son prénom était-il bien orthographié.

Nouvelle bouffée de cette horreur en cigare qui paraissait ne jamais se réduire. Et Richard qui en avait presque terminé… Ce n’était pas un concours, mais elle ne put s’empêcher d’un peu se presser, comme si elle tomberait dans son estime si elle ne vainquait pas cet autre adversaire. Il y avait quelque chose de valeur en elle, juste là, quelque part peut-être, et elle se démenait sans cesse pour le prouver aux autres et à elle-même.

En tout cas son cœur était muet, et rien n’en sortait jamais. Elle haussa les épaules et se détendit un peu lorsqu’il n’appuya pas sur la plaie.

— Oh, spécialité est un bien grand mot. Maintenant que nous sommes tous adultes, je suis la seule à tirer de ma fratrie.

Elle songea à Leah, que son père s’était acharné à emmener jusqu’au dernier moment, en espérant que ça fasse de lui un homme, un vrai. Encore une bouffée, toute naturelle cette fois, pensive. Après l’éclatement, il ne restait plus qu’elle. D’ailleurs, il faudrait qu’elle le prévienne pour ce soir.

— Et puis j’ai le sentiment que vous…

Vous battez.

— … Boxez depuis bien plus longtemps.

Quel est la spécialité de votre famille Richard ?
La cruauté ?

Elle jeta un coup d’oeil à ses mains. Les cicatrices sur son avant-bras droit, voisines aux tatouages, ne lui avaient pas échappé non plus lorsqu’il avait enfilé sa veste. Elle l’imaginait, étranglant d’une main cruelle quelqu’un qui se débattait par des coups de couteaux. Non, sans doute pas. Peut-être se défendait-il avec ses bras ?

Peu importe.

— Non, non, j’y suis presque, se justifia-elle très pauvrement lorsqu’il la prit en pitié, elle et sa cigarette.

Elle était à un peu plus de la moitié.
Si l'on se montrait généreux.

Puis elle se figea.
Sa cigarette à lui.
Il l’avait jeté.
Elle était là, au sol, devant eux.
Gentiana cilla.
Le cendrier, à un modeste mètre d’eux, cilla lui aussi.

Regard timide à Richard. Puis le mégot, puis le cendrier, puis le mégot puis Richard. Puis le cendrier.

Puis Richard.

Sois normale. Sois normale s’il te plait, juste pour une fois, juste pour ça, sois normale, lui intimait son bon sens. Elle déglutit. Court silence.

Oh et puis à quoi est-ce qu’elle jouait ? Si elle ne la ramassait pas maintenant, elle repasserait à 23h au soir. D’autant plus que si elle annulait son repas avec Leah et — l’autre —, ce n’était pas pour reprendre la voiture ensuite.

Elle présenta ses excuses à son bon sens, à Richard parce que voilà, puis ramassa le mégot abandonné avant de le jeter, en plus de sa propre cigarette, dans le cendrier.

Parfait ! Le moment idéal pour regarder sa montre d’un peu trop loin en faisant mine de rien, ce qu’il lui indiqua qu’il était à peu près flou heure, avant de répondre.

— Oh vous savez, je ne m’effondre jamais devant les autres, je suis plus solide qu’il n’y parait.

Elle tira un peu sur les manches de son pull pour se donner chaud aux mains, avant de se rappeler que ce n’était pas son pull et aussitôt les remettre bien à leurs places en les lissant soigneusement.

— J’ai déjà pris votre pull et votre temps, je vais m’arrêter à votre argent si cela vous convient.

Un sourire conciliant.

Il était temps de rentrer de toute façon. Sur la courte route qui menait jusqu’au bar, elle prit tout de même le soin de faire la conversation, non pas par politesse mais curiosité légitime.

— Je n’arrive pas à replacer votre accent. Vous n'êtes pas d'ici n'est-ce-pas ?

Affaire avec Aether ? Voilà qui n’était pas bon signe. Pas pour Richard, de cela peu importe, mais pour elle. Elle se doutait bien qu’une entreprise de la taille d’Aether Lab trempait dans son lot d’affaire sordide, mais il suffisait de jeter un coup d’oeil à l’homme en face d’elle pour se rendre compte que la fraude fiscale ne devait pas être son genre de délit préféré.

Elle ne pouvait qu’espérer qu’il grave l’Assistante juridique inscrit sur sa carte quelque part dans son esprit et ne détaille pas l’étendue de leurs échanges professionnels avec elle. La dernière chose dont elle avait besoin, c’était la confirmation qu’elle empruntait la voie impitoyable des Giesler.

Elle ne lui répondit pas au demeurant, et puis elle doutait qu’il passe souvent par son pôle de toute façon. Mieux valait acquiescer avec un sourire, et changer de sujet.

Boxer dès l’adolescence… Gentiana notait ce qu’il lui disait, autant que ce qu’il lui disait vraiment. Ça expliquait cette atmosphère d’élastique tendu qui émanait de lui : elle avait bien vu comment il s’était crispé à sa question. Il lui donnait l’impression de quelqu’un qui ne dormait jamais que d’un oeil, pas comme elle parce qu’il y avait beaucoup de travail, mais parce que s’assoupir revenait à risquer de ne plus se réveiller.

— Plus technique ? Je suppose. Mais c’est aussi plus lent et moins risqué. On quitte rarement le stand de tir avec… Eh bien, le nez en sang.

Il disait peu pratiquer le tir. Son esprit conclut : il préfère les lames.
Je sais ? Tais toi, lui répondit-elle.

(Ils acceptèrent tout les deux, en bonne intelligence, de ne plus jamais soulever le sujet du mégot, ce qui convenait parfaitement à Gentiana.)(Un sujet en parenthèse. Qu’il y reste.)

Ses manières de gentleman n’avaient de cesse de lui mettre le sourire aux lèvres. C’était quand même quelque chose, qu’il soit l’une des personnes les plus délicates avec laquelle elle avait conversé depuis longtemps. Elle était presque certaine que si on les mettait tous les deux face à une porte, ils s’échangeraient des “après vous” pendant au moins quelques minutes.

— Oh, bien sûr que non. Je vous donne de mon temps avec plaisir.

Bien qu’elle puisse concevoir que de loin, lui avec son… Vous savez. Lui en général. Et elle, avec son visage dans cet état, ça ressemble à tout autre chose que deux personnes civilisées en pleine conversation agréable pour apprendre à se connaître. On songerait plutôt à une sorte de prise d’otage, avec la particularité de ne compter qu’une seule victime. Alors elle lui assura :

— Vous êtes de bonne compagnie, Richard. Rich. Je veux dire Rich. Je suis désolée, j’ai vraiment beaucoup de mal avec les surnoms.

Pas tant que ça dans les faits, mais ils se connaissaient à peine. L’appeler par un dimunitif, et puis quoi encore ? Le tutoyer ? Lui dire “salut mon pote” si d’aventure ils se croisaient à Aether Lab ? Le “tchèquer”, même si elle n’avait jamais compris ce que la République venait faire là dedans ?

— L’Écosse ? Ce n’est pas tout près. Mais maintenant qu’elle le savait, ça lui paraissait évident : elle se sentait presque bête d’avoir dû poser la question. C’est bien ça. Née ici, même si mon père est allemand.

Ce Giesler devait bien venir de quelque part après tout.

— Mais je ne suis pas particulièrement proche de ce côté là de ma famille.

Ils arrivèrent au bar et s’installèrent tout naturellement au comptoir. Le barman lança un regard entendu, ou peut-être était-il intrigué ? à Richard avant de se tourner avec un sourire poli vers Gentiana, qui lui en rendit un à l’identique avant de commander un chocolat chaud et beaucoup, beaucoup de chantilly.

— Vous aimeriez y retourner à l’occasion ? En Écosse, je veux dire. Ce doit être un beau pays.

Il lui lança un sourire poli, ou en tout cas quelque chose qu’elle supposait avoir cette intention. En fait, il lui sourit comme un extraterrestre qui ne savait pas à quoi c’était sensé ressembler, un sourire, mais dont on en avait fait la brève description en mandarin alors qu’il ne parlait que le klingon. Gentiana prit la décision de ne plus jamais s’essayer à l’humour de toute sa vie.

S’en suivit une proposition. Elle était aussi touchante qu’elle était horrible, et elle était très touchante. L’attention derrière — louable, bien sûr, mais lui proposer à elle, une personne tout à fait indécise, de choisir pour lui, quelqu’un qu’elle ne tenait surtout pas à froisser, parmi l’entièreté des prénoms de la planète, ce qui faisait beaucoup, puis lui affubler, c’était quelque chose. Il aurait tout aussi bien pu lui demander la couleur de ses sous vêtements qu’elle aurait été plus à l’aise.

Est-ce qu’il le remarquerait, éventuellement, si elle ne l’appelait jamais ? À aucun moment de toute sa vie, elle entendait.

Elle avait tendance à placer les prénoms des autres par intermittence dans la conversation, une habitude qu’elle n’avait absolument pas prise en lisant ce conseil, une fois sur internet, aidant supposément à se faire des amis plus facilement. Est-ce qu’il s’en apercevrait, si elle ne prenait pas cette peine avec lui ? Est-ce qu’il avait lu le même conseil sur le même site, comme une personne normale, et est-ce qu’il en ferait la conclusion qu’une possible amitié entre eux ne l’intéressait pas puisqu’après tout, elle ne l’appliquait pas ?

Pourquoi est-ce qu’elle se posait toutes ces questions ? Et surtout, pourquoi est-ce qu’il avait fallu qu’il fasse, de toute les suggestions possibles, la pire imaginable ?

Elle en était bien désolée, mais il avait une tête de Richard. Non pas qu’il semblait riche, même s’il ne semblait pas pauvre non plus, mais c’était son prénom. Et puis qu’est-ce qu’il lui disait qu’en l’appelant Georges, ça ne lui remémore pas non plus d’autres souvenirs encore plus douloureux ?

Elle choisit.
Elle choisit de ne pas choisir. Elle choisit de rouler la question sur elle-même, d’en faire un joli ballon, de frapper très fort dedans pour l’envoyer à son soi du futur, sans doute quelques dizaines de minutes plus loin.

L’Allemagne donc. Un pays merveilleux, simplement parce qu’il lui permettait de penser à autre chose.

— Oui. Seulement une fois, pour l’enterrement de ma grand-mère.

Grosse ambiance. Même le barman, qui lavait la machine à café, s’arrêta dans son geste pour légèrement tourner la tête et vérifier qu’il avait bien entendu. Mais la chose n’était pas grave : Gentiana le dit le plus naturellement du monde.

— Je ne l’ai vu que très brièvement, mais c’était un beau pays. Les gens là-bas sont très ouverts d’esprit.

Elle n’avait jamais vu son frère aussi heureux, quand elle y songeait. Il disparaissait au soir, et revenait aussi discrètement que possible dans la nuit. S’il pensait les suçons sur son cou discrets…

Mais bref. Pas très voyages, donc.

— Je comprends. C’est difficile pour quelque chose que nous n’avons que peu connu de vraiment nous manquer.

Si elle n’avait pas pris la décision ultérieure de ne plus jamais s’essayer à l’humour, elle aurait peut être ajouté avec l’air le plus stoïque du monde : comme une grand mère.

À sa question bateau, elle prit très sérieusement le moment de la réflexion. Puis elle dit, toujours très sérieusement :

— Chez moi. Je viens de réaliser que j’ai oublié de nourrir les chats en partant alors que c’était mon tour aujourd'hui...

Elle acquiesça solennellement avant de réaliser que ce n’était sans doute pas le genre de réponse qu’invitait pareille question.

— Oh, je suis désolée, c’est sans doute très ennuyant comme réponse.

Elle réfléchit à nouveau, toujours très sérieusement, après avoir avalé une grosse cuillère de chantilly.

— Alors probablement sur la lune, ne serait-ce que par curiosité. En assumant que tout le nécessaire est fourni, bien sûr. Et vous ?

Elle voulut dire son nom, mais il n'en avait pas.

— Pas l'Écosse, je suppose, pour commencer ?

La perplexité des gens tout autour lui échappe complètement : c’est avec Richard que Gentiana entretient une conversation après tout, et il faut avouer que le coup de plus tôt l’a sonné au point qu’elle se ferme de l’extérieur. Juste lui, sa dégaine de mafieux et son attitude tout à l’opposé.

Au demeurant, le mot qu’il utilise pour qualifier ce voyage aux couleurs d’enterrement lui paraît tout à fait inédit, et en même temps, eh bien, tout à fait approprié. Son père s’y était rendu par obligation, pour faire bonne figure tout au plus, et bien sûr se disputer l’héritage : l’ambiance dans la voiture n’était en rien teintée de peine ou de deuil, seulement d’agacement de devoir retourner au pays.

Alors Gentiana acquiesce. Elle ne sait pas exactement comment répondre à la remarque de Richard, clairement mal assurée, mais établit qu’en plissant un peu les yeux, ça ressemblerait presque à un compliment, et elle sait comment répondre à ceux-là.

— ... Merci.

Le barman, désormais dos à eux, secoue discrètement la tête.

Elle hausse doucement des sourcils quand il note sa tendance au premier degré, et sourit de sa façon un peu désolée. Lorsqu’on lui dit ça, c’est rarement qu’elle a dit quelque chose qu’il fallait, et elle a à peine le temps de se rejouer leur conversation pour constater son erreur qu’il la précise à demi-mots.

— Oh, ce genre de voyage. Une pause. À vrai dire je suis plutôt casanière. Je ne saurais pas vraiment où aller.

Et puis avec qui partirait-elle ? Et puis elle avait bien quelques congés à poser, certes, mais est-ce qu’elle pouvait vraiment se le permettre avec ce gros dossier au tournant, et ses collègues qui comptaient sur elle ?

— Et puis l’endroit où j’ai envie d’être maintenant, c’est ici. Elle tape légèrement du doigt sur le bar pour préciser sa pensée. Ici, au stand de tir, pas à Polaris. Il y a un avec vous implicite qui flotte dans l’air, mais si elle ne s’est pas enfuie alors que son associé lui a presque cassé le nez, c’est bien qu’elle retirait quelque chose de leur conversation. Inutile de le préciser. Je n’ai pas envie de partir.

Lui-même n’a pas l’air plus inspiré. Gentiana se dit que c’est ça que cette ville fait aux gens, elle leur prend tout au point qu’ils ne savent plus qui être une fois ailleurs, et ne songe pas à partir même alors que les rues se montrent hostiles envers eux. Il y avait toute sa famille ici, ses amis, les gens qui comptaient pour elle, sur elle, mais elle mentirait si elle prétendait n’avoir jamais songé à faire ses valises.

Devant sa concentration manifeste, elle penche un peu la tête mais lui laisse tout le temps qu’il faut. Elle discerne à la surface l’ombre de quelque chose en dessous, de pensées délétères, la réalisation de ce que Polaris lui a volé peut-être, et reste impassible à sa conclusion.

Son mensonge.

Elle le fixe un instant avant d’acquiescer doucement. Elle n’a rien à commenter sur les pays dans le nord parce que qu’est-ce qu’on peut dire d’un écran de fumée sinon qu’il existe ? Mais sa réponse est plus intéressante qu’il ne peut l’imaginer. Son besoin d'embellir la vérité est éloquent, bavard.

Une gorgée de son chocolat chaud. Il est aussi doux que lui amer.

— Hm. Un rire très bref. De quoi est-ce qu’on pourrait bien compter les points, de toute façon ? Mais on est quittes, oui, si cela peut vous faire plaisir.

Elle adresse un coup d'oeil à sa tasse fumante et reprend.

— C’est bien aussi de ne rien vouloir. Un regard appuyé. Ou de ne plus rien attendre. Par choix, ou par expérience. D’avoir trop perdu, au point de craindre désirer quoi que ce soit.

Elle laisse ses mots flotter dans l’air le temps d’une nouvelle gorgée de sa boisson, réfléchissant à une question qu’elle pourrait lui poser, quand tout à coup : un ballon. Il vient tout droit du passé, de dix minutes en arrière dans les faits, et contient toujours le même embêtant mystère : comment appeler cet aimable personnage ? Soudain, l’illumination.

— Oh, je sais. Vous avez un autre prénom, à part Ri… Sa voix se meurt maladroitement et reprend. Celui, euh, celui que vous portez actuellement.