Moon ((Spying))
Samedi tombe, comme un lundi sans la grâce d’un mardi. On célèbre ce jour, pensait Deirdre, on le célèbre. On le marque sur des tasses et des t-shirts, on le vend comme un concept éclatant et pourtant, l’ennui glisse comme un serpent repu dans la cage de son esprit.
Levée, 8h00
Repas, 8h10
Douche, 8h30
Copies corrigées, 10h
Pas de mail, l’écran éclaire dans une myriade d’ombres chinoises les statuettes sur les murs. Un, deux, trois, quatre, cinq, le rythme de ses doigts sur sa table rétrécissent la pièce à chaque coup. Deirdre suffoque, et elle se noie. Se noyer, cela implique de l’eau, pourquoi avons nous besoin de boire si nous pouvons mourir dans ce même liquide.
Les pensées s’entraînent dans une ronde riante, elles ruminent avec joie les douleurs du passé et de leurs griffes, marquent l’âme de leurs joyeux labours. Partir, oui. Deirdre n’y pense même plus, taisant ces traîtresses, par un sac sur l’épaule. On compte, on reproduit ce rituel. On tend l’oreille pour ne pas entendre le bruit sourd de la colère voisinale et on s’envole. Ses pas la conduisent durant l’égarement de son esprit, au musée. Elle paie d’un air lunaire, rien ne faisait sens aujourd’hui et Deirdre ne s’en souciait pas.
Ainsi, s’asseyait-elle face à ce tableau. Toujours le même, toujours ces mêmes teintes de bleus éternelles et cette sombre paix qui émanait des visages torturés des personnages. Voir la douleur apaisait la sienne, on nommait ça le catharsis. La purgation des passions était un nom très intéressant pour une pièce de théâtre. Toujours le même et ces patterns soulageaient son âme des fardeaux du passé. Ainsi voilà qu’elle tirait carnet et crayon et de sa main légère, commença t-elle à tracer les arcs de cette pièce. Et le monde cessa d’exister, s’étiolant comme un brin de fumée se dissolvait par un grand vent.
Cela fait des jours qu'elle travaille sur ce tableau écorché. C'est un contrat pour un riche (et vieux) particulier astérien qui, après s'être fait voler à domicile, a eu la chance de voir ses biens être retrouvés, non sans qu'ils ne soient endommagés. Et s'il avait bien les moyens de se racheter un mobilier tout neuf, ce tableau était spécial, irremplaçable à ses yeux. Un tableau sans histoire culturelle, qui ne s'inscrit pas vraiment dans un genre en particulier, possiblement un travail d'amateur mais qui avait su émerveiller cet homme à l'instant où il l'a vu il y a cinquante-huit-ans et il voulait à tout prix le récupérer tel qu'il était avant. Et il payait un gros prix pour cela.
Mais Eunoia avait beau l'observer de tous les côtés, fixer les photos de référence, il lui était impossible de saisir l'oeuvre, et encore moins l'artiste original. La jeune femme arrive normalement sans difficulté à s'imprégner pleinement d'une oeuvre pour la reconstituer comme si elle en était elle-même l'artisane.
Un doute semblait se mouvoir en une évidence.
Elle h a i t ce tableau.
Il y a un pli entre au centre de son front lorsqu'elle est contrariée.
D'un bond, elle quitte son tabouret, détache et jette sur sa table de travail la vieille chemise grise ample qu'elle porte par-dessus son chandail à col roulé, puis quitte son atelier. Plus elle s'éloigne de ce tableau, mieux elle se porte.
Elle entreprend pour une énième fois le tour du musée, même si elle en connaît les moindres recoins. Elle observe les gens autant que les œuvres exposés, parfois leur regard dévoile de nouvelles facettes, de nouveaux sentiments. L'appréciation de l'art est une activité toute aussi solitaire que sociale.
En entrant dans la salle des peintures, elle aperçoit une femme assise devant un tableau tout particulier.
Elle s'assied juste à côté de l'admiratrice, jambes croisées et les mains jointes à son genou. Son regard s'attarde aux premiers traits du dessin, éprise de curiosité. Toutes les deux avaient pris pour tâche de reproduire le travail d'un autre aujourd'hui. Les visiteurs autour d'eux passent rapidement sur la représentation de La purgation des passions, par désintérêt ou par peur de les gêner dans leur contemplation.
Moon ((Spying))
Les coups se traçaient vivement sur la feuille vierge, sa main ondulait au rythme de ses respirations saccadées, le reste du monde s’étirait autour d’elle dans la plus entière indifférence qu’elle pouvait lui donner. Le bruit était régulier, prévisible et l’odeur aussi paisible qu’aimante de la graphite envoyait ses sens dans les limbes.
Il est vrai qu’elle n’a pas toujours été comme ça, Deirdre.
Il est vrai qu’elle n’a pas toujours craint le regard d’autrui.
Il est vrai qu’elle n’a jamais été comme les autres.
Alors, elle dessinait. Elle dessinait ce que les autres abhorraient quand elle voulait que le monde redevienne son allié, à défaut d’être son ami. Le coeur retombait doucement dans sa poitrine et son souffle devenait plus régulier. Il y avait quelque chose de précieux dans la douleur dépeinte sur ce tableau, la grâce étrange des membres maintenus apparaissait comme presque réelle dans l’illusion de la proximité entre le spectateur et l’oeuvre.
Puis, une voix. Un tremblement infine à ses côtés. Une odeur qu’elle ne reconnaisait pas. La thymie s’est affolée sous son oeil placide.
(compte, compte, compte, compte)
(Chiffre pair, impair, distant, détruit, pair, impair, ensemble).
La voix était douce, soyeuse presque dans des intonations travaillés. La jambe, dans son champ de vision, s’étendait tel un lion paresseux et de ses couleurs, elle se séparait de l’essence de bois servant de plancher à ce lieu. Respiration, Deirdre décryptait les mots un à un. Il était dur de voir celle qui se tenait à côté d’elle sans que cette panique élémentaire vienne troubler ses sens.
Pourtant, le calme revenait en son sein comme un chiot fatigué venait reposer sa tête sur les mamelles de sa mère. Un petit mot, griffonné au coin d’un sketch oublié, deux pages auparavant. Une réponse à sa phrase, une excuse à sa condition.
“Je suis muette, je ne pourrai pas être une bonne compagnonne de discussion.”
A travers ses mèches raccourcies, il fut enfin possible de voir celle qui troublait son repos. Une femme d’un âge certainement jeune, elle dégageait cette suprème simplicité et élégance des ombres du musée.
“Je pense cependant qu’une oeuvre d’art n’a pas besoin de nous conforter dans un esthétique ordinaire pour être belle et digne de contemplation.”
Reposant son carnet sur ses jambes, Deirdre mit une main sur son coeur. Bien trop de sollicitation pour une vie.
Un silence, le temps de peser ses propres mots et observer les visiteurs·euses autour d'elles. Son corps se penche légèrement vers la femme à ses côtés, reprenant avec une voix plus basse, comme un secret.
Eunoia n'ajoute plus rien à ce sujet, s'étonnant elle-même d'être soudainement si bavarde. Être face à une personne qui ne dit rien amène peut-être à communiquer davantage. Elle se lève et quitte la salle pendant quelques minutes, quatre ou cinq peut-être, avant de revenir avec un ensemble de vingt-quatre crayons aquarellables et sa tablette à esquisses. Reprenant sa place sur le banc, elle entame les premières lignes d'un tableau qu'elle tente de reproduire de mémoire.