16.06.22
Complexe sportif - Centre de tir
@Gentiana Giesler

J’ai tout juste le temps de glisser mon téléphone dans ma poche quand le conducteur freine avec la délicatesse que l’on connaît aux chauffeurs de transports en commun (sûrement un critère de recrutement, par chez eux). Je ne lâche la barre que lorsque le bus est arrêté. Une fois à l’extérieur, mon regard se retrouve captivé par cette boîte à roues qui s’éloigne. Ce n’est qu’une fois disparue derrière l’intersection que je reporte mon attention sur le bâtiment à ma droite.

Ses grandes baies vitrées me renvoient mon propre reflet. Force est de constater que malgré ma dégaine habituelle – à savoir un pull et des godasses abîmés, un jean délavé et des cheveux laissés libres –, j’ai repris du poil de la bête. Moins de cernes, un air un peu plus vivace… Et la volonté d’aller au bout de l’enquête moi-même – quoi que cela me coûte –, puisque les personnes en charge de l’affaire l’ont abandonnée.

Et c’est pour ça que je suis là aujourd’hui. Pour me prévenir des dangers – ou, à minima, apprendre à me défendre contre.

Je me souviens d’une remarque de Karel, à ce propos. Je ne me rappelle plus la tournure exacte, mais c’était quelque chose du genre : « je suis derrière le flingue pour que tu n’aies pas à te retrouver devant celui d’un autre ». Non, c’était beaucoup mieux dit que ça, mais l’idée est là. Mais aujourd’hui et malgré tous tes efforts, Karel, tu n’es plus là pour me protéger. Et c’est à moi de prendre les armes… littéralement.

16.06.22
Complexe sportif - Centre de tir
@Gentiana Giesler

Un sourire, quand je reconnais le visage de Gentiana. Mais pas ce sourire. Non, c’est le sourire amer de celle qui aurait préféré ne pas savoir mais qui est désormais obligée de faire avec.

Ashcroft, ou Hope… L’un de ces deux noms est maudit – et si ce sont les deux, alors j’ai gagné le gros lot.

« Genti. »

Je me fais violence pour la regarder. Elle est toujours aussi belle et en dépit de toutes les merdes qui nous sont tombées dessus, elle arbore toujours par je ne sais quel miracle cet air bienveillant qui me mettait à l’aise, à l’époque. À l’époque, ha… Ça ne remonte pas à si loin pourtant. Et dans le fond, c’est toujours le cas. Mais maintenant, ce sentiment de familiarité me fout les jetons.

Les étoiles, les liés, les morts, Karel – Karel et son pouvoir – Gentiana et son pouvoir.
Il fallait forcément que ça tombe sur ma sœur.
Et, évidemment, il fallait aussi que ça tombe sur la nana dont je suis tombée amoureuse.

J’ai envie de lui répondre que, comme pour tout ce qu’il s’est passé récemment, je ne suis pas prête. Jamais par le passé je me suis dit qu’il fallait que j’apprenne à tenir un flingue et encore moins à tirer avec. Jamais par le passé je me suis douté que je serais liée par magie à des gens random, croisés au détour d’une galerie d’art. Est-ce qu’il y en qui le vivent mieux que moi ? Parce que vraiment, depuis ce jour, plus rien n’est pareil.

Et plus rien ne le sera jamais.

« Pas le choix. »


On me remet le pistolet entre les mains et la façon dont cela est fait – si anodinement – me tire un frisson d’effroi. Franchement, j’aurais récupéré une baguette dans une boulangerie que l’échange se serait passé de la même façon – à ceci près que personne ne m’aurait demandé de faire attention au cran de sécurité, sur ma baguette.

Vraiment, je n’y vais pas de gaité de cœur. Je ne suis pas quelqu’un de nature à aller au-devant du danger. J’ai honte de l’admettre, mais dans une guerre, je serais plutôt du côté des déserteurs. Parce que je ne suis pas faite pour les premières lignes. Je n’en ai ni la carrure, ni la mentalité, ni même l’envie. Au mieux, je serais celle qui aide aux stocks ou qui fait passer les messages en arrière-front… Encore que, vu mon aptitude à en avoir quelque chose à foutre des conflits…

Je jette un œil autour de moi. Ici, tout le monde semble prendre du plaisir. Ça vise, ça tire et ça s’enjaille quand ça touche le centre. Certains sont plus concentrés que d’autres, moins expressifs. Peut-être des compétiteurs pro’ ou que sais-je. Et moi ? Moi, je peine à dissimuler chaque tressaillement à chaque fois qu’une détonation se produit. Ça m’évoque trop de choses.

Au final, c’est ça le problème. Je suis là pour apprendre à défendre ma peau, au beau milieu de personnes qui manipulent une arme uniquement parce que c’est sympa.

J’observe attentivement autour de moi pour adopter une position un tant soit peu semblable à celle des autres tireurs. Je tends les bras – raides –, une main par-dessus l’autre sur la crosse de mon arme.        

« Qu’est-ce qui t’a poussé à commencer, toi ? »

16.06.22
Complexe sportif - Centre de tir
@Gentiana Giesler

De l’authentique envie d’en apprendre davantage à son sujet ou de celle de repousser le moment où il me faudra appuyer sur la détente, j’ignore ce qui me pousse véritablement à l’écouter jusqu’au bout. Sûrement un peu des deux.

Apparemment, l’exercice du tir est de famille chez les Giesler. Et de toute évidence, Gentiana fait partie des membres les plus émérites. Elle m’avait évoqué les compétitions au détour d’un échange de SMS mais j’ignorais que sa passion – j’imagine ? – venait de son père. Je ne connais rien de lui – elle s’est bien gardée d’en parler jusque là – mais il y a quelque chose dans sa façon d’exprimer son existence, quelque chose qui me pousse à croire qu’il n’est pas de ces parents-poules faisant preuve de laxisme envers leurs enfants. Les clichés ont la vie dure mais lorsqu’on m’évoque un père qui amène ses mômes à la chasse puis qui les inscrit au tir (sa volonté à lui, de les inscrire – c’est comme ça que je l’ai compris), je pense immédiatement à quelqu’un d’un peu exigent sur les bords. Le genre qui attend le meilleur de ses têtes blondes et ne tolère que peu les erreurs.

Je tâche de rester la plus immobile possible lorsqu’elle ajuste ma posture. Elle relève ma tête, remonte mes bras, appuie sur l’intérieur de mes coudes pour m’inciter à les fléchir et me pousse à relâcher mes épaules. Déjà ai-je l’impression d’être moins tendue, physiquement parlant. La vérité, c’est que je suis toujours aussi angoissée. Parce que je tiens une arme, parce que je m’apprête à tirer – certes, sur un bout de carton – avec, parce que Gentiana rôde autour de moi comme un prédateur à l’affût d’une faille. L’espace d’un instant, je crains que mon attitude ne trahisse mon tumulte mental. Les liés, l’ami commun, Karel, les pouvoirs, la broche, mes sentiments…

« Je ferai attention. »

Je tâche de faire abstraction de mon environnement. Il y a ma cible, et moi. Mes yeux braqués dessus tentent de donner les informations nécessaires à mon cerveau pour l’ajuster. Déjà d’autres pensées viennent m’assaillir : est-ce ainsi que j’agirais dans la vraie vie ? Dans un contexte d’urgence, aurais-je le temps de viser juste ? Aurais-je seulement une arme à portée ?

La détonation me surprend et avec elle, le recul dont Gentiana m’a pourtant averti. Le temps que je me remette de mes émotions, la balle s’est déjà fichée dans le bout de carton. Loin du centre, certes, mais tout de même dans la cible.

Fulgurante, la silhouette imprécise de Lorelei succède au bout de papier criblé de trous. Je cligne des yeux pour la chasser.

J’abaisse mon arme en soupirant. Je cherche le regard de Gentiana pour connaître son avis. Dans le fond, je sais déjà que je ne suis pas faite pour ça.